4.4 Localisation conjointe emplois-habitats ?

Les divers travaux évoqués précédemment s’intéressent finalement aux conséquences du polycentrisme sur les distances et les temps de déplacement domicile-travail. L’hypothèse testée dans ces études est la localisation conjointe des ménages et des emplois. Selon cette hypothèse, les ménages chercheraient à éviter l’augmentation de leur temps de déplacement provoqué par la congestion des voies radiales dans la ville monocentrique en changeant régulièrement de lieu de résidence ou de travail. De même, les entreprises tentent d’échapper aux inconvénients de la localisation centrale (congestion, main d’œuvre périphérique peu accessible, coûts du foncier) en se relocalisant en périphérie dans des zones plus accessibles à la main d’œuvre et aux consommateurs. Cette réorganisation des localisations dans l’espace urbain conduirait à la forme polycentrique, laquelle tendrait à réduire les distances et les temps de migrations domicile-travail.

Certains travaux semblent confirmer cette hypothèse. Gordon et Wong (1985) ont analysé les distances domicile-travail dans les métropoles américaines de plus de 100 000 habitants. Les auteurs montrent que les distances ont augmenté avec la taille de la ville pour les métropoles du nord-est, contrairement à celles de la côte ouest où elles ont eu tendance à diminuer. Pour Gordon et Wong, les configurations plus polycentriques des villes de l’ouest sont la principale cause expliquant ces différences. En utilisant les données NPTS de 1977 et 1984, Gordon et al. (1989a) constatent une absence de corrélation entre la taille de la ville et les distances de déplacement. Les auteurs soutiennent que la congestion urbaine ne s’est pas aggravée avec la taille de la ville car les ménages et les entreprises se sont délocalisés puis regroupés au sein de polarités secondaires, ce qui leur a permis de réaliser des économies sur les distances et les temps de déplacement. Gordon et al. (1989a) ont réalisé des tests statistiques plus robustes sur un échantillon de 82 métropoles américaines pour expliquer l’influence de la forme urbaine sur le temps de déplacement. Les auteurs montrent que plus une ville est centrale et dense et plus les temps de déplacement sont longs. La décentralisation simultanée des firmes et des ménages conduirait donc à des déplacements plus courts. Levinson et Kumar (1994) constatent que la moyenne de temps de déplacement domicile-travail est restée constante (32,5 minutes) entre 1968 et 1988 dans la région métropolitaine de Washington. En revanche, les vitesses de déplacement ont augmenté de 20 %. Conformément à la conjecture de Zahavi, la stabilité concerne plus les temps de déplacement que les distances. Les auteurs expliquent que les emplois et les ménages se localisent conjointement de manière à maintenir constant leur budget-temps de transport. Plus récemment, Crane et Chatman (2003) ont utilisé les données désagrégées des enquêtes nationales transports de 1985 et 1997 pour montrer que le degré de décentralisation des emplois était associé à des distances domicile-travail plus faibles.

D’autres travaux trouvent en revanche des résultats opposés. Ewing (1997) a ainsi montré que les temps moyens de déplacement au travail ont augmenté dans les plus grandes métropoles américaines et qu’ils sont significativement plus importants dans les zones suburbaines. Cervero et Wu (1998) ont examiné le lien entre la suburbanisation des emplois et les distances de déplacement au sein de l’aire métropolitaine de San Francisco. Les auteurs montrent qu’entre 1980 et 1990, la forte suburbanisation de la population et des emplois s’est accompagnée d’une croissance des distances et des temps de déplacement. Aguiléra et Mignot (2003) examinent le lien entre le polycentrisme et la mobilité domicile-travail sur 7 aires urbaines françaises en 1990 et 1999. Les auteurs distinguent deux types de pôles autour des villes centrales : ceux proches du centre et possédant une bonne mixité emploi-habitat, puis ceux plus éloignés à proximité des grands axes de transport. Ces deux polarités tendent à favoriser des distances de déplacement plus courtes mais les évolutions observées entre 1990 et 1999 confirment le desserrement du lien entre la localisation des emplois et des ménages. En effet, dans la plupart des pôles, la part des actifs stables (restant dans la même commune) baisse et leur aire d’attraction est de plus en plus étendue. Des résultats similaires sont trouvés dans un travail ultérieur sur trois aires urbaines de province (Mignot et al. 2007) ainsi que sur l’agglomération parisienne (Aguiléra, Massot, 2008). La non-validité de l’hypothèse de localisation conjointe peut s’expliquer par la bi-activité du ménage, un décalage entre le développement résidentiel et le développement des emplois dans certaines zones (Cervero et Wu, 1997) et des mesures de zonages qui tendent à séparer les lieux d’emploi et d’habitat. Enfin, il faut souligner que les ménages ne disposent pas de toutes les marges de manœuvre financières pour se localiser prés de leurs emplois (Mokhtarian et al. 1997).

La question de la localisation conjointe emploi-habitat renvoie également à la question de mauvais appariement spatial. Ce phénomène a été pour la première fois évoqué par Kain (1968, 1992) pour expliquer le taux de chômage anormalement élevé de certaines zones centrales d’agglomérations américaines où résident des populations pauvres. Leur faible accessibilité aux emplois peut s’expliquer par la migration des emplois en périphérie combinée à des coûts de transports élevés, et à des discriminations sur le marché du logement en périphérie. Une analyse exhaustive des causes du spatial mismatch a récemment été produite par A. Décamps (2009). La question importante ici est de savoir quelle est la part de taux de chômage expliquée par le mauvais appariement spatial (M.A.S) et celle expliquée par les caractéristiques ethniques et socio-économiques des ménages. Plusieurs travaux français ont testé l’effet du M.A.S sur les taux de chômage, en contrôlant les effets de composition du ménage (Gobillon et Selod, 2002, 2007 ; Korsu, Wenglenski, 2008). Les résultats montrent à l’échelle agrégée des effets de composition de ménage toujours prépondérants pour expliquer le taux de chômage, et des effets de M.A.S aux résultats parfois contradictoires car les populations aisées, dont le taux de chômage est faible, peuvent choisir de se localiser loin de leurs emplois. Ce constat renvoie à la nécessité d’incorporer dans les modèles des variables traduisant la préférence des individus dans leur choix de localisation.