5.2.b Etudes employant des modèles linéaires multi-variés

Le plus souvent, ces travaux étudient les liens entre mobilité et usage du sol à une échelle plus fine, généralement à proximité immédiate de la zone de résidence du ménage. En France par exemple, le plus souvent, il s’agit des communes, des Iris (recensement INSEE) ou des secteurs de tirage (enquêtes ménages). Cependant, d’autres travaux se situent à une échelle plus locale.

Concernant les études agrégées, Holtzclaw (1994) tente d’examiner l’influence de plusieurs mesures de densité urbaines sur 29 communautés de l’aire métropolitaine de San Francisco (résultats de l’agrégation de plusieurs zones de recensement chacune). En particulier, les densités brutes et nettes de population ainsi que l’accessibilité aux commerces de chaque communauté sont mesurées. L’emploi d’une régression linéaire avec contrôle sur le revenu montre que la distance totale parcourue en voiture par ménage est plus faible dans les zones où la densité brute de population est plus importante. En effectuant une régression sur 108 zones de recensement à partir de la même base de données et en contrôlant par rapport au revenu moyen de chaque zone, Kockelman (1995) montre que la part des modes autres que la voiture pour les déplacements domicile-travail augmente (densité au lieu de travail).

D’autres variables socio-économiques peuvent cependant influencer la mobilité, d’où la nécessité de prendre en compte davantage de variables socio-économiques. Frank et Pivo (1994) s’intéressent à l’influence de la densité et de la diversité (mesurée par un indice d’entropie) sur les partages modaux pour deux motifs de déplacement : travail et achat. Les auteurs travaillent sur un échantillon de 400 à 500 zones de recensement sur l’aire métropolitaine de Seattle. Une régression linéaire est menée sur les zones de recensement avec contrôle sur le revenu moyen des ménages par zone, le taux de motorisation moyen par ménage et quelques autres caractéristiques socio-économiques. Les résultats sont les suivants :

Ces résultats montrent que les caractéristiques des zones d’origine et de destination influent sur la mobilité. Ils montrent également que les effets de la forme urbaine peuvent varier selon le motif de déplacement. Or selon le type de ménage, la répartition globale des motifs de déplacement n’est pas la même. Une famille aura ainsi des motifs bien diversifiés correspondant aux besoins de chacun des membres du ménage, alors qu’un actif vivant seul aura comme principal motif le déplacement au travail. Il y a donc un intérêt certain à distinguer les effets de la forme urbaine selon le type de ménage.

Une analyse similaire sur le comté de Metro-Dade effectuée par Messenger et Ewing (1996) sur 698 zones montre que la part modale des transports collectifs augmente avec la densité humaine pour le motif travail. Les deux études précédentes montrent que la densité possède un effet réel sur la mobilité. Cependant, la prise en compte de l’accessibilité semble montrer que cette dernière surpasse l’effet de la densité.

Une étude semblable dans la méthode est menée sur l’aire métropolitaine de Toronto par Pushkar et al. (2000). Les auteurs analysent l’influence des caractéristiques de 795 zones sur la distance parcourue en voiture et en transports collectifs par ménage. Divers mesures d’usage du sol sont considérées : les emplois accessibles à 1 et 5 km (accessibilité), la densité à la zone de résidence, la diversité d’usage du sol (calculé par une indice d’entropie) et la présence de commerces à proximité. Les contrôles statistiques sont semblables à l’étude précédente. L’étude montre que les distances parcourues en voiture sont plus courtes dans les zones où l’emploi est plus accessible et où l’usage du sol est plus diversifié. Contrairement aux études précédentes, la densité n’influe pas de manière significative sur la mobilité. Ce constat pose la question de la hiérarchisation des effets de l’usage du sol sur la mobilité.

Parmi les travaux français se rangeant dans cette catégorie de travaux, G. Pouyanne (2004) a travaillé sur les secteurs de tirages de l’enquête ménages de Bordeaux (1998). L’auteur montre, sur l’échantillon global, que la densité et la mixité (ratio emplois / population) à la zone de résidence diminuent significativement les distances en voiture quel que soit le motif de déplacement. La spécialisation sectorielle au lieu de résidence augmente quant à elle la distance en voiture pour le motif travail. Concernant les parts modales, la densité augmente significativement l’usage de la marche à pieds et l’usage des transports publics, tandis que la mixité et la spécialisation sectorielle tendent à les diminuer. Cependant, l’auteur ne contrôle pas dans son modèle « d’usage du sol » les paramètres socio-économiques moyens des ménages pour chaque secteur de tirage.

Pour les études employant un modèle multivarié, l’avantage des études désagrégées est d’avoir à disposition une importante base de données et de se situer au niveau du ménage qui constitue l’unité de base de décision du déplacement (Handy, 1996 ; Crane, 1999). Les études agrégées évoquées précédemment sont en effet moins précises et peuvent conduire à des résultats contradictoires car elles raisonnent sur un individu moyen par zone. Par conséquent, il y a une perte d’information sur la diversité qui peut caractériser cette zone. De plus, certaines caractéristiques relatives à l’usage du sol peuvent fortement varier au sein d’un secteur, surtout si ce dernier est étendu.

Frank et Pivo (1994) montrent que la propension à réaliser des déplacements à pieds pour le travail et les achats est influencée par la densité des emplois, de la population et la mixité d’usage du sol.

La part modale en faveur des modes doux et des transports collectifs semble être influencée par des données plus locales d’usage du sol. Sur un échantillon de plus de 45 000 ménages américains originaires de 11 grandes métropoles des Etats-Unis, Cervero (1996) montre que l’usage des transports collectifs dépend fortement de la densité locale au lieu de résidence puis du degré de mixité locale. L’usage des modes doux (vélo, marche à pieds) dépend premièrement de la mixité puis de la densité au lieu de résidence. L’auteur réalise ensuite une régression logistique sur un échantillon de 15 000 ménages (issus de la même enquête) afin de vérifier quelle est l’influence de l’environnement local (300 pieds = environ 100 mètres autour de la zone de résidence) sur les choix modaux (motif domicile-travail). L’auteur montre que la proximité de commerces et d’autres activités à usage non résidentiel augmente l’usage des modes doux. Cette proximité permet en effet des déplacements plus courts.

L’importance de l’environnement local est aussi mise en évidence par Kitamura et al. (1997). Il s’agit de savoir si la proximité de commerces, de stations de bus et aussi de parcs (influence des aménités) a un effet significatif sur l’usage des modes doux. Une régression est menée sur un échantillon d’environ 800 personnes sur la métropole de San Francisco. Les résultats montrent que l’usage des modes doux augmente avec la densité urbaine et la présence de voies piétonnes. L’usage des transports collectifs est plus important à proximité d’un parc. Il semble donc que l’usage des modes doux et des transports collectifs soit d’abord influencé par l’usage local du sol et les aménités à proximité de la résidence du ménage.

L’accessibilité régionale semble aussi jouer un rôle majeur sur le kilométrage en voiture par ménage. Un rapport d’étude du laboratoire Parsons Brinckerhoff Quade Douglas (1993, 1994) analyse l’influence de la forme urbaine sur les distances et le nombre de déplacements en voiture par ménage. Deux variables d’accessibilité sont considérées : l’emploi accessible en voiture en 30 minutes ainsi que l’emploi accessible en transports collectifs en trente minutes. Un échantillon d’environ 2 400 ménages est analysé (régression linéaire) et montre que :

L’accessibilité joue ici sur deux niveaux : la distance parcourue et la part des déplacements en transports collectifs. L’accessibilité semble donc être une variable clef par rapport au mode de déplacement utilisé pour se rendre à son lieu de travail.

Au sein des travaux utilisant des bases de données désagrégées, ceux de Cervero et Kockelman (1997) sont parmi les plus aboutis. Les auteurs travaillent sur un échantillon de 900 ménages au niveau de l’aire métropolitaine de San Francisco. De nombreuses variables d’usage du sol au niveau régional et local sont considérées. Les auteurs les regroupent dans ce qu’ils appellent les « trois dimensions » de la forme urbaine : la densité, la diversité et le design (c’est-à-dire l’environnement construit « visible »). L’avantage de cette démarche est de contrôler non seulement les paramètres socio-économiques du ménage mais également de contrôler l’ensemble des facteurs d’usage du sol sur la mobilité. En effet, le risque de ne prendre en compte qu’un seul facteur d’usage du sol est de surestimer l’effet de ce dernier. Par exemple, on peut constater une forte corrélation entre la densité et la distance parcourue en voiture. Seulement, ce n’est pas nécessairement la densité elle-même qui possède un effet mais l’accessibilité régionale qui covarie avec la densité. Les variables de forme urbaine prises en compte par les auteurs sont les suivantes : accessibilité régionale à l’emploi (modèle gravitaire), densité de population et d’emploi, mixité d’usage du sol (indice d’entropie et de dissimilarité), proximité des résidences et des commerces et enfin quelques variables de design (pistes cyclables, zones piétonnes, connectivité du réseau routier). Les auteurs mesurent aussi une variable d’intensité d’usage du sol. Il s’agit ici de mesurer la densité de résidences, de commerces, de bureaux, d’industrie, de services publics et de loisirs sur une même surface. Cet indice permet de rendre compte de la proximité locale des services à la résidence du ménage. Une régression linéaire est menée pour les distances parcourues ainsi qu’une régression logistique (choix modaux) pour les parts modales. Les principaux résultats montrent que :

Ces résultats montrent que l’accessibilité régionale joue un rôle important sur la distance parcourue en voiture. La densité et la mixité locale jouent davantage sur le choix modal. Ces résultats doivent cependant être nuancés : sur l’ensemble des modèles testés par les deux chercheurs, l’amélioration de la qualité de chacun des modèles lorsque les variables de forme urbaines sont introduites est relativement faible. La forte influence de l’accessibilité régionale est aussi soulignée par les travaux de Kasturi et al. (1998).

Cependant, ces modèles ne prennent pas en compte les préférences des individus pour un mode de déplacement en particulier. Il y a un risque de corrélation entre le choix de localisation (lié aux caractéristiques de la zone de résidence) et les préférences des individus (englobées dans le terme d’erreur du modèle).

Kitamura et al. (1997) ont repris la base de données mentionnée précédemment mais en ajoutant à leur modèle, plus restreint que le précédent, des variables relatives aux préférences des individus pour leur localisation résidentielle et leur manière de se déplacer (8 indicateurs au total). Les résultats montrent que les préférences des individus expliquent mieux leurs comportements de mobilité que les variables de forme urbaine.

Frank et al. (2007) ont aussi cherché à savoir si les préférences des individus comptaient plus que les caractéristiques de la forme urbaine de résidence pour les comportements de mobilité des ménages. Les auteurs utilisent deux bases de données portant sur environ 3 500 individus résidant sur l’aire métropolitaine d’Atlanta. Les auteurs cherchent à expliquer les comportements de mobilité des résidents en mesurant leurs distances parcourues en voiture et la fréquence des déplacements effectués à pieds. Ils considèrent trois jeux de variables explicatives : celles relatives aux caractéristiques des individus, celles relatives à la forme urbaine de résidence au travers d’un indicateur de « marchabilité » de la zone et enfin les préférences des individus pour leur localisation résidentielle. Les auteurs montrent que la forme urbaine et les préférences de localisation influent significativement sur l’usage de la marche à pieds et les distances parcourues en voiture, avec un poids plus important des caractéristiques de l’environnement urbain pour ces dernières.

Les résultats, apparemment contradictoires entre les deux études précédentes, conduisent à nous intéresser aux modèles de choix modaux, reposant sur une base conceptuelle plus solide (Ben-Akiva et Lerman, 1985).