5.4 Retour sur le cadre conceptuel

L’adoption du cadre théorique à la fin du 2ème chapitre (illustration II-5) a montré que le lien causal supposé entre la forme urbaine et la durabilité de la mobilité n’est pas évident. Souvent, les corrélations constatées entre deux facteurs sont transformées en lien de causalité sans que cela soit démontré. En fait, même si une forte corrélation est constatée entre deux variables, le lien peut être indirect. Deux variables relatives à la forme urbaine et à la mobilité peuvent être ainsi fortement reliées par un ensemble de variables socioéconomiques. De plus, même si l’on arrive à montrer un lien direct entre les deux variables, il est difficile d’établir le sens de leur relation et donc de mettre en évidence un lien de causalité. Le phénomène d’auto-sélection (Kitamura et al. 1997) illustre bien cette problématique.

Néanmoins, les travaux portant sur l’auto-sélection ont montré que la forme urbaine avait un effet propre sur la mobilité des ménages, indépendamment de leurs préférences et de leurs caractéristiques socio-économiques. Les modèles de choix modaux ont en outre apporté une justification théorique de l’existence du lien de causalité. On peut considérer la forme urbaine comme une cause de la mobilité, notamment lorsque l’on considère des données en coupe transversale.

Au cours de notre revue de la littérature sur les liens entre la forme urbaine et la durabilité de la mobilité, nous avons évoqué plusieurs facteurs explicatifs de la forme urbaine susceptibles d’expliquer la mobilité quotidienne des ménages : schématiquement, ils correspondent à la densité, la forme polycentrique de la ville, la présence de pôles secondaires selon leur nature, la diversité d’usage du sol (en termes de secteurs d’acticités), la mixité emploi - habitat, l’appariement emploi - habitat et l’accessibilité. Cette dernière désigne surtout la présence d’une offre de transport alternative à la voiture à proximité du lieu de résidence du ménage. Nous avons constaté le poids non négligeable de chacune de ces variables sur différents indicateurs de mobilité. Néanmoins, plusieurs aspects ont été peu abordés dans l’ensemble de ces travaux.

La composition d’usage du sol, c'est-à-dire la répartition des activités économiques présentes au sein d’une zone, a été jusque là peu prise en compte dans les modèles globaux. Or la proximité de certains services, tels que des commerces, des écoles ou encore des services de santé ont un impact non négligeable sur les pratiques de mobilité.

L’accessibilité que confère un mode de transports à des emplois où à des services dans un laps de temps donné revêt également une importance particulière. Le temps de transport joue un rôle déterminant dans le choix du mode pour accéder à son emploi où à son lieu d’étude. La prise en compte de ce facteur dans le cadre d’un modèle global peut contribuer à améliorer sa qualité.

L’influence de la présence et de la composition des pôles secondaires au sein d’une agglomération mérite davantage de développements. Un pôle est caractérisé essentiellement par sa distance au centre, sa taille et la répartition des activités économiques qu’il contient. Du point de vue de la mobilité, un pôle est indépendant du centre s’il permet à ses résidents d’effectuer une majorité de leurs déplacements en son sein. Pour cela, il est nécessaire qu’il soit suffisamment éloigné du centre, qu’il soit de taille importante et qu’il possède une bonne diversité d’activités économiques. La prise en compte de ces facteurs permettrait d’approfondir la connaissance du lien entre une forme urbaine et les pratiques de mobilité de ses résidents.

La composition du ménage, nous l’avons vu, joue un rôle extrêmement important. La prise en compte de cet aspect (revenus, nombre d’actifs, nombre d’enfants…) est indispensable pour éviter toute erreur d’interprétation. Cependant, les pratiques de mobilité diffèrent énormément d’un ménage à l’autre car leur localisation et leurs motifs de déplacement sont très variables. D’où l’intérêt d’effectuer des modèles catégoriels par type de ménage pour savoir quels sont les facteurs les plus explicatifs de la forme urbaine pour tel ou tel type de ménage.

Enfin, les limites des travaux mentionnés tout au long du chapitre III sont aussi en rapport avec la variable à expliquer. Une majorité des études s’intéressent aux pratiques de mobilité. Or à une époque où le développement durable devient une composante essentielle de la décision politique, il convient d’appréhender la mobilité des ménages dans ses dimensions économiques, sociales et environnementales.

C’est essentiellement sur ces carences que nous focalisons notre attention par la suite. Concernant les variables caractéristiquesde la mobilité des ménages, nous privilégions une approche par les coûts de la mobilité, en choisissant trois indicateurs pouvant être reliés aux trois dimensions du développement durable.

Les coûts annuels de la mobilité des ménages sont associés à la dimension économique. Ils reflètent les coûts totaux du système de transports pour les ménages au sein d’un périmètre urbain donné. Nous avons choisi de ne pas nous intéresser aux coûts collectifs, car nous ne disposions pas de toutes les données désagrégées spatialement. La méthode de reconstitution des dépenses des ménages sera abordée au chapitre suivant.

Le taux d’effort annuel des ménages se rapproche de la dimension sociale du développement durable. Il s’agira d’examiner les inégalités (verticales, horizontales, territoriales) des ménages face aux dépenses de transports. La construction de cet indicateur nécessite la connaissance du revenu disponible du ménage, dont nous proposons une méthode de reconstitution au chapitre suivant.

Les émissions annuelles de CO2 par ménage sont associées à la dimension environnementale du développement durable. Nous avons souligné que la question des polluants locaux allait être résolue à plus ou moins long terme avec le durcissement progressif de la législation européenne. En revanche, les émissions de CO2 restent un enjeu majeur à l’échelle globale.

Ces choix étant faits, nous proposons d’analyser la durabilité du système de transports selon ces trois indicateurs, ce que nous représentons dans le cadre conceptuel suivant :

Illustration III-5 : cadre conceptuel pour l’analyse des liens entre les formes urbaines et la durabilité du système de transports
Illustration III-5 : cadre conceptuel pour l’analyse des liens entre les formes urbaines et la durabilité du système de transports

Lecture : en bleu figure le cadre conceptuel et en blanc la méthodologie de notre travail
Source : élaboration auteur

Conformément à l’illustration III-5, le quatrième chapitre explicite la méthodologie de calcul des dépenses de mobilité quotidienne, des émissions de CO2 et du taux d’effort des ménages.

Le chapitre V établit un diagnostic de la durabilité de la mobilité quotidienne des ménages, en insistant notamment sur les questions d’inégalités de dépenses de mobilité. En effet, nous avons pointé l’absence de travaux portant sur une étude fine des inégalités de dépenses de mobilité entre les ménages. L’analyse des inégalités mérite un examen plus approfondi, notamment sur l’influence de certaines variables socio-économiques du ménage, ainsi que sur leur localisation. Ce chapitre permet notamment de définir la typologie des ménages la plus discriminante concernant les coûts consacrés aux transports et le taux d’effort.

Enfin, le chapitre VI s’emploie à chercher les facteurs les plus explicatifs de la durabilité de la mobilité des ménages en rapport avec la forme urbaine. Nous reprenons à cet effet la typologie définie dans le chapitre V pour examiner les effets différenciés de la forme urbaine par type de ménage. Dans ce dernier chapitre, nous effectuons également des simulations afin de savoir si les trois dimensions du développement durable de la mobilité sont significativement améliorées lorsque l’on prend des mesures d’aménagement urbain directement inspirées des résultats portant sur les facteurs explicatifs.

Les principales difficultés de ce cadre conceptuel sont les interactions mutuelles entre le bloc de variables des caractéristiques socio-économiques du ménage et des caractéristiques urbaines de sa zone de résidence. Cette multi-colinéarité est aussi présente à l’intérieur même d’un bloc. Plusieurs méthodes statistiques sont envisagées pour remédier - en partie - à ces problèmes. L’emploi de modèles linéaires permet de prendre en compte un ensemble de variables socio-économiques et d’usage du sol susceptibles d’expliquer les comportements de mobilité. Ces modèles permettent d’estimer la significativité de chaque coefficient de régression partiel, en gardant constantes les autres variables explicatives du modèle. Cependant, il subsiste des problèmes de multi-colinéarité entre les variables explicatives, ce qui altère la significativité des coefficients estimés. Il existe plusieurs moyens pour limiter ces biais, dont notamment :

  • L’emploi d’une analyse typologique : cette méthode permet d’effectuer des analyses en maintenant un certain nombre de variables relatives à la description du ménage constantes. Elle est particulièrement adaptée pour l’analyse des inégalités de coûts de la mobilité (chapitre V) ;
  • L’emploi de la méthode « stepwise » (régression pas-à-pas) : le but est d’obtenir le meilleur coefficient de détermination avec un minimum de variables indépendantes. Le fait de limiter le nombre de variables explicatives diminue les possibilités de se trouver en présence d’une forte colinéarité (chapitre VI) ;
  • L’emploi de modèles catégoriels : cette méthode consiste à raisonner sur des sous échantillons présentant des caractéristiques similaires et de bâtir un modèle explicatif pour chacun de ces sous échantillons. L’emploi de ces modèles requiert d’avoir un échantillon de départ important (études désagrégées, chapitre VI).

Le chapitre suivant traite de la méthodologie de calcul de nos trois indicateurs de mobilité durable. Nous avons souligné précédemment que les divergences de résultats rencontrées dans les travaux précédents étaient essentiellement dû à des problèmes de précision, de fiabilité et de représentativité des données, très variables selon les études. Nous nous efforçons dans le chapitre suivant de tenir compte des impératifs de méthodes nécessaires pour répondre à la problématique de notre thèse.