L’environnement, connu et inconnu

Le paysage est peu évoqué dans les cartes mais plus longuement abordé dans les descriptions qu’elles accompagnent. Le réseau hydrographique, parce qu’il constitue le principal réseau de communication, reste la donnée géographique la plus souvent représentée et nommée. Selon l’auteur, une rivière remontée peut être représentée par un trait discontinu dans sa partie finale, signifiant un hypothétique tracé442. (cf : De Zanzibar à Lamo , Haut-Congo (V.A.) ) lief est très brièvement brossé et de manière approximative, figuré par quelques hachures qui encadrent les rivières empruntées443. (cf : Congo ) massifs montagneux sont rapidement dessinés et quelques altitudes maximales reportées. Parfois, le missionnaire a pu les évaluer à l’aide du baromètre. A une époque où la représentation du relief constitue l’enjeu majeur pour lequel la cartographie accomplit les meilleurs progrès, les cartes missionnaires se distinguent par leurs maigres informations, ce qui les rend naïves et les range dans un genre très éloigné d’une carte scientifique444. L’absence d’informations biogéographiques confirme que les missionnaires ne sont pas géographes. Les quelques rivières et les rares chaînes de montagne sont les seuls éléments naturels qui structurent la représentation, donnant l’impression d’un espace uniforme, sans véritable relief, que limite le trait du littoral445.(cf : De Bagamoyo à Mondha   , Gorée , Natal , Tanganyka , Gabon , Bas-Zambèze )

Les mentions « régions inconnues » ou « inexplorées » reviennent souvent sur les cartes. Celles-ci sont très souvent des cartes itinéraires, c’est-à-dire des documents qui relatent un chemin emprunté au cours d’un voyage. Seule la partie parcourue est renseignée, aboutissant à une représentation linéaire et forcément déséquilibrée de l’espace. Au-delà du trajet, quelques mentions évoquent les alentours quand ils sont remarquables de loin, comme une montagne ou un lac. Sinon, le blanc couvre la carte. D’autres insistent en précisant « région inexplorée », avec plus d’honnêteté scientifique446.(cf : Gabon , Cunène ) En effet, la méconnaissance de l’Afrique pousse des explorateurs isolés à prétendre qu’ils ont parcouru tout l’espace qu’ils représentent, surtout dans le contexte de compétition à la découverte qui caractérise la deuxième moitié du XIXè. Or, la plupart du temps, leur apport à la connaissance géographique se limite à leur seul itinéraire, que le cartographe en Europe est chargé d’ajouter aux autres pour dresser, sous forme de synthèse, la carte la plus récente de la région. C’est le passage d’une cartographie linéaire, détaillée, riche d’une expérience personnelle, à une cartographie surfacique, à plus petite échelle, académique et de compilation447. Ainsi, mentionner les régions inexplorées revient à reconnaître les limites de l’exploration, donc à minimiser l’entreprise des missionnaires. Pourtant, le terme n’est pas si anodin : comme le note Jean-Pierre Paulet, l’espace inconnu a toujours fasciné, car il implique une appropriation et son étendue apparaît comme un champ de liberté en apparence dénué de contraintes sur lequel se projettent tous les espoirs448. Présenter une mission en cours d’exploration, c’est donc générer toutes les projections. De plus, à l’exotisme s’ajoute le dépassement de soi, pour les missionnaires qui ont su repousser les frontières de la civilisation. Les régions inexplorées rappellent à ceux qui en doutaient que la mission se situe forcément sur les marges du monde civilisé, assimilé au monde chrétien. La liste des terrae incognitae nous est connue par la carte que produit en 1893 Franz Schrader, responsable de la géographie des éditions Hachette, pour la revue l’Année cartographique. (Cf. Annexe 15 : topographie de l'Afrique au XIXè ). Cet état de l’avancement de la cartographie de l’Afrique définit la partie connue du continent et confirme l’association entre espace de mission et espace inexploré. A cette époque, seule la côte algérienne et le delta du Nil sont couverts. Une étroite bande littorale bénéficie de quelques relevés approximatifs sur la moitié septentrionale du continent. Tout le reste fait l’objet de « reconnaissances » ou n’est pas encore exploré. Ainsi, pour l’Afrique subsaharienne, seul le réseau hydrographique navigable est à peu près cartographié à la fin du XIXè et de vastes régions n’ont encore aucune représentation : la presqu’île des Somalis, la région entre Congo et grands lacs, le nord de l’Oubangui, le Sahara dans sa grande majorité. Ainsi, les vides ou blancs de la carte jouent le même rôle que l’océan ou la mer : ils servent de repères pour rattacher la nouvelle carte à l’espace déjà connu du public. Résiduels sur une carte, et le plus souvent périphériques449,(cf : Environs de Stanley-Falls , Loango , Congo ) ils renferment paradoxalement un pouvoir de localisation et d’identification qu’appréciera particulièrement l’esprit curieux soucieux de voir les tâches blanches se réduire. Ainsi, les vides ou blancs de la carte jouent un rôle majeur dans la cartographie missionnaire, confirmant les travaux réunis par un récent colloque qui portait sur le sujet450 : comme pour les autres représentations de l’Afrique, le blanc caractéristique des cartes fait table rase des anciens territoires et offre une « expression cartographique à l’appropriation coloniale », comme l’affirme Isabelle Surun451.

Notes
442.

C’est fréquent dans les régions peu connues : «  De Zanzibar à Lamo   », MC-1889-9, de Le Roy ; «  Haut-Congo (V.A.) », MC-1889-378.

443.

La comparaison de la carte d’Augouard, consacrée au «  Congo   », MC-1882-HT, avec son original, conservé aux archives spiritaines, Dossier Congo, 3J2.1.a1, prouve que le relief n’est qu’envisagé, de loin, sans même connaître sa véritable altitude ni la profondeur du massif. Si le figuré choisi par la publication est esthétique, son caractère régulier et uniforme trahit l’absence de connaissance du milieu.

444.

Seules quelques cartes comme celles du RP Roblet sur Madagascar, qui utilisent triangulation et méthode scientifique pour représenter le relief, témoignent de ces progrès.

445.

Le trait de côte connaît plusieurs figuration. Il est représenté tout d’abord par des lignes parallèles quand la carte a été simplement publiée : «  De Bagamoyo à Mondha   », MC-1877-175 ou «  Gorée   », MC-1879-599. Hausermann lui accorde plus de soin, à l’aide de lignes horizontales, à intervalles réguliers : «  Natal   », MC-1888-381 ou «  Tanganyka   », MC-1890-501. Puis, sans doute pour éviter d’accorder trop d’attention à l’élément maritime, seul le début des traits horizontaux est porté : «  Gabon   », MC-1895-152 ou «  Bas-Zambèze   », MC-1896-500.

446.

«  Gabon   », MC-1895-1912 ; «  Cunène   », MC-1899-515.

447.

Le passage est très bien analysé par Hélène Blais à l’aide des cartes sur le Pacifique au XIXè ; BLAIS H., « Du croquis à la carte : les îles des voyageurs dans le Pacifique au XIXè et le blanc des mers du Sud», pp.145-172, in LABOULAIS-LESAGE Isabelle (dir.), Combler les blancs de la carte ; modalités et enjeux de la construction des savoirs géographiques (XVII è -XX è ), Actes du colloque, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, 314 p.

448.

PAULET Jean-Pierre, op. cit., p.25.

449.

Sur une carte itinéraire, le blanc occupe souvent les bords de la carte. Mais ce n’est pas obligatoire. En effet, certaines le placent au centre, pour identifier une zone moins intéressante. C’est le cas des cartes rapportant une visite apostolique : elles insistent sur les extrémités de la mission, permettant au missionnaire d’accomplir un « tour » complet mais en délaissant le centre du champ d’apostolat. «   Environs de Stanley-Falls   », MC-1907-491 : le voyage du RP Grison privilégie un trajet fluvial et terrestre qui permettrait de visiter le plus grand nombre de stations, mais écarte la partie centrale du V.A. «  Loango   », MC-1908-319 : les itinéraires du RP Le Scao de 1904 à 1907 laissent un blanc au centre, justifié par un faible peuplement dû à la maladie du sommeil. C’est aussi le cas des voyages d’exploration qui privilégient les marges de la mission : «  Congo », MC-1902-33 : le voyage du RP Trilles vise à quadriller la partie septentrionale, située au nord de l’équateur, lieu du contesté franco-espagnol, afin d’y favoriser la colonisation. La zone intérieure et centrale est laissée en blanc.

450.

Trois journées d’étude organisées en 2001 et 2002 ont rassemblé douze contributions sur le thème des blancs de la carte. LABOULAIS-LESAGE Isabelle (dir.), Combler les blancs de la carte ; modalités et enjeux de la construction des savoirs géographiques (XVII è -XX è ), Actes du colloque, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, 314 p.

451.

SURUN Isabelle, « Le blanc de la carte, matrice de nouvelles représentations des espaces africains », pp.117-144, in LABOULAIS-LESAGE Isabelle (dir.), op. cit.