Une attitude alimentée par les atlas des congrégations

Les raisons pour lesquelles les congrégations élaborent des atlas sont multiples, comme le montre l’étude de leur préface (Cf. Annexe 18 : les atlas des missions ). En 1890, l’Atlas des missions de la Sté des Missions Etrangères d’Adrien Launay répond avant tout à une demande :

« les missionnaires veulent connaître le pays où leurs Supérieurs les envoient, le faire connaître à leurs parents et à leurs amis ; les Catholiques aiment à suivre les voyages et les travaux de ceux qu’ils aident de leur or et de leurs prières ; s’y ajoute la joie qu’éprouve tout chrétien à voir et à montrer l’extension du régime de Dieu »621

Ainsi, la compilation des différentes cartes assurerait cette impression d’extension. Bien entendu, seule une congrégation ancienne, disposant de nombreux territoires comme la Sté des Missions Etrangères peut envisager un tel ouvrage. Elle dirige près de 26 champs de mission dans la seule Asie, et certaines comme le Siam depuis le XVIIè. Mais l’atlas désire aussi s’adresser à un public plus large :

« l’Europe pénètre chaque jour plus avant en Extrême-Orient. Beaucoup d’hommes politiques comprennent mieux que les missions sont une force nationale et civilisatrice. Les soldats et les commerçants se servent d’elles comme d’un point d’appui. Tous souhaitent, par conséquent, avoir sur l’état et l’importance de ces missions des renseignements exacts et nombreux »622.

L’atlas offre l’image la plus récente du réseau missionnaire sur lequel pourraient s’appuyer les acteurs de la colonisation.

Dix ans plus tard est publiée une somme de l’activité jésuite, l’Atlas geographicus Societatis Jesu, du RP Carrez : 45 double pages de cartes rappellent toutes les terres évangélisées par la société, présentes et passées. L’auteur utilise les documents concernant la première société, accomplissant une synthèse pour dresser à posteriori son bilan. La nouvelle société est présentée à la suite, pour montrer la continuation de l’oeuvre mais aussi que l’apogée de l’ordre appartient bien au passé623. L’ouvrage développe en définitive un argumentaire pro domo visant à rappeler que le travail apostolique des Jésuites porte sur une étendue chronologique et spatiale encore inégalée624. Pourtant, malgré le nombre élevé de champs d’apostolat, l’atlas ne propose aucune représentation mondiale en guise de bilan planétaire pour la société.

L’Atlas des missions franciscaines en Chine publié en 1915 est composé à la suite des cartes générales parues dans les Missions catholiques en 1912 et 1913625, dans lesquelles « les vicariats franciscains n’y faisaient pas mauvaise figure ». Sur une demande de Mgr Le Teil, directeur de la Sainte-Enfance, qui désirait les cartes les plus détaillées possible, on demanda au graveur Hausermann de dresser un atlas focalisé sur les seules missions de l’ordre,

« composé pour les missionnaires, pour la plus grande gloire de Dieu, faire aimer de plus en plus notre saint ordre qui a donné à l’Eglise tant de saints missionnaires, tant de glorieux martyrs, et suscité parmi nos frères (..) le désir de porter leur zèle dans ces contrées lointaines de la Chine »626.

Le résultat montre des régions chinoises évangélisées, encadrées par une hiérarchie complète, fruit de l’expérience acquise au fil des siècles par l’ordre franciscain

Quant aux jeunes congrégations nées au XIXè, elles se sont fait connaître par des brochures visant à solliciter un soutien financier auprès de la population ; chacune de leur mission y est présentée par un court exposé historique, un résumé statistique et une carte. Cette habitude se remarque auprès des missions protestantes. La Sté des Missions Evangéliques par exemple édite en 1907 Nos champs de mission pour donner des informations indispensables sur le début de l’œuvre627.(cf : Madagascar , Cameroun , Zambèze ) Le succès oblige une seconde édition après 1908 et une troisième en 1922. Au XXè, après un demi siècle d’existence, certains dressent un bilan spatial de leur développement. C’est le cas de la Sté des Missions d’Afrique qui fait paraître une carte-bilan présentant l’ensemble de ses missions628. D’autres, estimant le nombre de leurs missions suffisamment élevé et disposant de connaissances inédites sur des territoires présentés à grande échelle, décident de les transformer en atlas, en réduisant les parties rédigées et agrandissant les cartes. Vers 1903, les Spiritains optent pour une représentation uniforme de leur mission, notamment pour satisfaire les institutions charitables désireuses de connaître avec précision stations et frontières. D’une carte à l’autre, la toponymie utilise les mêmes caractères, la figuration est semblable et le sujet identique : quelques éléments naturels et les signes habituels du déploiement missionnaire que sont les résidences, stations, noms et frontières des juridictions. De petite taille, chacune présente la mission au 1/4.000.000è. Réunies, ces cartes composent en quelque sorte le premier atlas de la congrégation629.(cf : Loango , Angola ) Le même souci d’uniformité se retrouve sur les cartes des missions confiées aux Spiritains anglais : par exemple, pour le Bas-Niger, sur un format standard est reporté un croquis de la mission surmonté de trois cartons qui produisent un effet de loupe: le premier localise la mission en Afrique, le second dans sa région, le troisième énumère ses différentes stations par ordre chronologique630.(cf : P.A. du Bas-Niger ) Cette radiographie résume la mission et invite à la classer ou la comparer aux autres, ce qui satisfait des organisations comme la Propagation de la Foi, toujours désireuses de connaître précisément l’étendue des missions. Le principe d’une présentation identique, presque protocolaire, est repris en 1931 dans la brochure Nos missions, qui s’adresse aux aspirants missionnaires pour leur annoncer la victoire prochaine de la croix en Afrique631. Cette fois, des statistiques globales montrent le déploiement mondial de l’ordre, confirmé par un planisphère sur lequel est porté sobrement le nom des missions632.

Les cartes dressées par les congrégations mettent en valeur le territoire de la mission exclusivement, détaché de son environnement régional, qu’il soit géographique ou ecclésiastique633. La mission est déterritorialisée, élevée au rang d’espace où se réalise le projet de la congrégation. Le lien avec la congrégation, qui explique sa présence dans cette galerie d’espace, est plus fort que l’appartenance géographique. Cette disposition reprend simplement le modèle institué à partir des années 1890 par les atlas nationaux pour représenter les possessions coloniales : le lien à la métropole justifie qu’on réunisse sur la même page des espaces de tailles différentes, distants de milliers de km et appartenant à des continents différents634.(cf :   Colonies françaises   , Colonies françaises ) Dans l’Atlas de la plus grande France d’Onésime Reclus de 1915, les colonies sont présentées dans la continuité des départements, selon les mêmes attributs, et désignées comme un prolongement de la France635.

En 1936 est publié un Atlas missionnaire des Pères du St-Esprit, sans doute sous l’impulsion du RP Briault, avec une carte centrée sur l’Atlantique qui regroupe toutes les missions et leur empreinte territoriale. Ce choix rappelle la représentation en hachures bleues ou roses des colonies françaises sur les atlas de géographie ou les manuels scolaires. Une légende commune permet au lecteur d’identifier dans toutes les régions les éléments de la mission, confirmant le caractère uniforme et égalitaire de l’administration. L’atlas insiste sur la valeur que représente désormais la congrégation, presque 100 ans après Libermann : 32 missions, 25 millions d’âmes parmi lesquels 2.165.000 catholiques et 550.000 catéchistes. Puis suivent les statistiques habituelles : 164.683 baptisés, 17.743 mariages religieux..

La même année, les Pères Blancs décident de publier un atlas historique636. L’ouvrage se vante d’utiliser des documents du Saint-Siège pour couper court à toute critique et valider les délimitations des circonscriptions. Le terme d’ « historique » est important car l’ouvrage semble dater l’apogée territorial de la congrégation au XIXè siècle. C’est du moins ce que prétend expliquer la première planche637 (cf : Carte d’ensemble des territoires soumis à des dates diverses à la juridiction du cardinal Lavigerie ): la moitié de l’Afrique est placée sous l’autorité exceptionnelle de Mgr Lavigerie, qui cumule les responsabilités : délégué apostolique du Sahara-Soudan en 1868, de l’Afrique équatoriale en 1878 et du Nyassa en 1889, il est aussi archevêque d’Alger depuis 1887. Présentée sans aucune autre présence missionnaire, l’Afrique semble être le terrain exclusif des Missionnaires d’Afrique. Rappeler cette époque où les Pères Blancs régnaient sans partage sur l’évangélisation de l’Afrique apporte une certaine légitimité historique sur laquelle peut s’appuyer la congrégation quand elle s’adresse à la Propagande ou aux autres missions. Ensuite, l’atlas raconte l’histoire de l’ordre depuis ses origines, que le lecteur découvre en parcourant les cartes : assurant une large part de l’évangélisation de l’Afrique, il dut accepter le partage, le morcellement et la réduction638.(cf : Les missions équatoriales (1880-1886) , Les missions équatoriales (1886-1895) )Du vaste champ d’apostolat formé sous l’autorité de Lavigerie ne restent dans les années 1930 que des missions isolées, réduites, mais très jalousement gardées. L’atlas doit « rendre des services à nos confrères, en leur permettant de se faire facilement une idée de l’ensemble du terrain de notre apostolat et des progressions de cet apostolat ». La phrase sonne comme un avertissement adressé aux congrégations voisines qui chercheraient à contester les territoires confiés aux Pères Blancs. Etabli à partir des textes officiels, l’ouvrage verrouille en quelque sorte les champs d’apostolat par son rôle cadastral (Cf. Annexe 19 : les délimitations de la mission )639. Après la seconde guerre mondiale, la publication d’atlas se généralise, même auprès des Stés missionnaires moins importantes640. Ainsi, près du tiers des atlas référencés sur notre période sont élaborés par les congrégations.

A quoi servent ces atlas ? Quelle image de la mission laissent-ils au lecteur ? Les recueils de carte constituent sans doute le meilleur témoignage du sentiment d’appropriation qu’éprouvent les congrégations pour leurs missions. « Nos missions », « Nos champs d’apostolat » sont des expressions courantes que se transmettent les générations de missionnaires. Ces ouvrages concrétisent et officialisent la propriété, comme des actes notariés de domaine. En montrant l’étendue confiée à la congrégation, ils jouent un rôle de vitrine pour assurer sa publicité et attirer aides et nouvelles vocations. Chacune est évaluée spatialement, en terme de surface et de territoires. C’est son bilan spatial, évalué par son empreinte territoriale. Excluant les autres missionnaires, se focalisant sur les surfaces, ces atlas jouent sur le nombre et la répétition : les missions font l’objet d’un soin à la fois particulier et identique. Ensemble, elles constituent le monde jésuite, le monde spiritain, ou celui des Pères Blancs, c’est-à-dire un espace missionnaire propre où chaque congrégation a pu imprimer sa marque641. Les atlas composent en quelque sorte la geste de chaque congrégation. Ils se parcourent comme l’on découvre la galerie de portraits d’une famille, racontant l’histoire de chacune642. Ainsi, qu’ils soient des manuels préparant à l’apostolat, des repères géographiques pour les proches de missionnaires ou des mises en garde contre les convoitises, tous ces ouvrages renvoient une même image du monde de la mission, décliné ensuite différemment selon les congrégations.

Notes
621.

LAUNAY Adrien, Atlas des missions de la S des missions étrangères, Desclée de Brouwer et Cnie, Lille, 1890, 27 cartes, préface.

622.

I bi dem.

623.

RP CARREZ Lud., Atlas geographicus Societatis Jesu, Paris, 1900, Préface. L’auteur a dépouillé les huitvolumes de l’histoire de la société, de nombreuses lettres et les trois atlas précédents, mentionnant ceux de 1764 et 1826. Comme l’ancienne société se composait de 43 provinces et la nouvelle de 23, l’auteur a préféré indiquer toutes les informations en les distinguant par époque.

624.

Les missionnaires sont répertoriés selon la provincia à laquelle ils sont rattachés ainsi que leur constantia. Les cartes de Madagascar et de la Réunion figurent donc dans le chapitre consacré à la province Tolosanae, avec Madure et Chandernagor ;le Zambèze relève de la province Lusitaniae ;à la Lugdunensis se rattachent l’Algérie et l’Egypte.

625.

« Chine orientale », MC-1912-HT et « Chine occidentale », MC-1913-HT.

626.

Atlas des missions franciscaines en Chine, Paris, Procure des missions franciscaines en Chine, 1915, 11 planches. L’atlas propose des cartes au 1/1.000.000è qui témoignent d’un encadrement missionnaire important. Le Chantong oriental par exemple, couvrant près de 400 km d’Est en Ouest et 200 km du Nord au Sud, dispose d’un vicaire, de 18 résidences et d’une centaine de chrétientés.

627.

Nos champs de mission, S des Missions Evangéliques, Paris, 3è éd., 1922, 181 p. Voir «  Madagascar   », «  Cameroun   » et «  Zambèze   », 1922.

628.

Les six provinces africaines sont représentées : aux cinq du Golfe de Guinée est ajoutée dans un carton la P.A. du delta égyptien. Le document original, de grande dimensions, 60x30 cm, est publié par la Papeterie générale de Lyon. OPM, Dossier A-12  Afrique. Une version réduite est proposée par les Missions c atholiques : « Provinces de la SMA de Lyon », MC-1920-414.

629.

Toutes les cartes sont gravées par Rémi Hausermann, mais elles ne composent pas un ouvrage titré et relié. L’Œuvre de la Propagation de la Foi dispose de toutes ces cartes réparties dans les archives des missions spiritaines : par exemple G-67 Gabon, carte G 05793 ; G-38 Congo français,carte G 03101 ; G-36 Bas Congo, carte G 02928 ; G-44, Cunène G 03381.. Voir «  Loango  », vers 1903 ou «  GabonAngola   », vers 1903.

630.

«  P.A. du Bas-Niger   », 1917, OPM, G-98 Bas Niger, G 06816. La carte est transmise à la Propagation de la Foi par le p.ap. Shanahan. Elle accompagne le rapport de l’année 1918 ainsi qu’une lettre.

631.

« Depuis l’arrivée du P. Bessieux en 1844, plus de 900 de nos missionnaires sont tombés à l’assaut du continent noir ; mais à l’Ouest et à l’Est, au Gabon et à Zanzibar, la redoutable forteresse a du ouvrir ses portes. La Providence a suscité d’autres sociétés apostoliques et aujourd’hui les missions des deux côtés se rejoignent : chaque jour, sur l’autel du vrai Dieu, la grande victime du calvaire est offerte au sacrifice pour le rachat de l’Afrique infidèle ; et le continent noir est évangélisé ». Congrégation du St-Esprit, Nos missions, Beauchesne, 1931. Le nom du Supérieur, Mgr Le Roy, apparaît en couverture.

632.

I bid em. Les statistiques évoquent 545 pères, 180 frères et 5.687 annexes pour l’Afrique et respectivement 158, 27 et 455 pour l’Amérique.

633.

Souvent, même le nom des circonscriptions adjacentes n’apparaît pas, surtout si ellessont tenues par une autre congrégation.

634.

VASQUEZ, JM, « Les atlas de l’expansion européenne : l’Occident cartographié » in Pour l’étude d’une cartographie missionnaire de l’Afrique, DEA, Université Lumière Lyon II, juin 2003. Voir par exemple les atlas généraux : VIDAL de LABLACHE, Atlas général, Paris, A. Colin, 1894, planche 80 «  Colonies françaises   » et planche 81 «  Colonies françaises  » ; SCHRADER Franz, Atlas de géographie moderne, Paris, Hachette, 1890 ; VIVIEN DE St MARTIN, Atlas universel de géographie, Paris, Hachette, 1912.Les atlas coloniaux, exclusivement centrés sur l’outre-mer, n’offrent pas cette continuité qui reste implicite ; en revanche, ils présentent les colonies comme des trophées dans une vitrine.

635.

RECLUS Onésime, Atlas de la plus grande France, Paris, Attinger frères, 1915.

636.

Nos missions ; atlas historique, S des Missionnaires d’Afrique Pères Blancs, Maison carré, 1931, 33 planches. L’ouvrage est accueilli par Georges Goyau comme « un exemple pour tous les travaux de géographie missionnaire (..) et il serait souhaitable que tous les instituts missionnaires le prennent comme modèle pour des travaux analogues » in Revue d’histoire des missions, 1er mars 1933, p.150.

638.

Les missions équatoriales sont ainsi présentées à l’échelle 1/12.500.000è pour la période 1880-1886, puis 1/8.300.000è de 1886 à 1895. Ce grossissement permet de continuer à les présenter sur une pleine page, alors que leur territoire a été réduit. «  Les missions équatoriales (1880-1886)  », 1930, Planche 11 et «  Les missions équatoriales (1886-1895)   », 1930, Planche 12.

639.

L’atlas fixe les limites respectives de toutes les missions équatoriales, utilisant les décrets officiels de la Propagande. Mais il n’oublie pas de montrer les limites litigieuses, comme l’expose la note I : le « registre-copie des documents romains » fixe la rivière Bikura comme limite orientale du Tanganyka : selon les Pères Blancs celle-ci n’apparaît sur aucune carte et il faut lui préférer la rivière Rukuru.

640.

Par exemple l’Atlas societatis verbi divini, édité en 1852, présente les vingt missions confiées aux missionnaires du Verbe Divin à l’aide de vingt cartes, réunies sur un planisphère pour montrer le déploiement mondial : Chine, Japon, Nouvelle Guinée, Togo, Arkansas..

641.

Le marquage est fort, comme le montre l’habitude que prennent les historiens d’associer systématiquement pour la désigner chaque mission à la congrégation qui la dirige.

642.

L’ouvrage correspond bien à la définition de l’atlas selon laquelle il raconte une histoire, que le lecteur découvre en parcourant ses planches. Christian Jacob parle de « cinématographie », Jacques Bertin de « récit cartographique ». Etienne Copeaux traite d’une « mise en scène des différentes étapes d’un processus » ou tout simplement de « discours » in COPEAUX Etienne, Une vision turque du monde à travers les cartes de 1931 à nos jours, Paris, CNRS éditions, 2000, p.22.