Chapitre XI : Les missions protestantes en carte : une représentation différente

Le refus de l’autorité romaine et leur nature même font des sociétés protestantes des organisations autonomes, indépendantes, libres d’action. Elles ne reçoivent pas de champ de mission, borné et circonscrit, à évangéliser. Le principe est que toute société peut s’installer librement, dans le monde entier qui n’est d’ailleurs pas divisé entre terres de mission et terres ordinaires. Simplement, les missionnaires préfèrent s’installer dans les régions qui n’ont pas encore d’Eglise locale. Il n’est pas rare de voir se concentrer des sociétés, anglaises, américaines ou françaises sur un même endroit. Pour éviter la saturation et la compétition joue la règle du premier arrivé. Implicitement, les sociétés se respectent et n’entravent pas l’œuvre engagée par les autres.

En dehors d’une figuration identique pour identifier la mission649, cartes protestantes et catholiques ne rendent pas compte de l’apostolat de la même manière, se distinguant sur de nombreux sujets comme le montre le tableau ci-dessous.

Tableau 22 : Comparaison de cartes protestantes et catholiques (1860-1900) (cf : West-Usambara )
Sujet Sur les cartes protestantes Sur les cartes catholiques
Les populations


L’espace est peuplé, parfois densément, comme le montrent villages et localités. Il préexiste à l’occupation très ponctuelle des stations. L’espace semble peuplé comme l’affirment les ethnonymes, mais seules apparaissent les grandes localités, celles où se fixent les stations et celles traversées.
Les stations
Eparpillées sur l’espace. Egales les unes aux autres.
Intégrées dans une hiérarchie entre résidence principale et poste de catéchistes.
Les sociétés
et congrégations



Nombreuses sociétés, de nationalités différentes (alle-mande,française, anglaise, américaine,norvégienne)651.( Cf. Liberia , die Sudwestlichen Kafer-Missionsgebiete , Madagascar  ) Une seule congrégation par mission, partageant la même nationalité que l’autorité coloniale de préférence.
Les autres missionnaires


Les stations catholiques sont localisées (Römisch-Cath. Missionnen pour Grunde-mann). Les protestants sont niés et n’apparaissent pas, à de rares exceptions près.
Les toponymes religieux

Seuls les noms africains figurent. Aucun nom chrétien. Chaque station est placée sous le vocable d’un Saint. Les lieux sont baptisés.
Les plans d’évangélisation Progresser par contact et imprégnation à partir d’une mission isolée, considérée comme une Eglise locale. Couvrir le territoire, occuper les interstices. Les stations reliées forment un réseau, au départ linéaire.

Ainsi, au contraire des atlas précédents qui représentaient une mission de manière surfacique, les cartes protestantes privilégient une représentation ponctuelle qui correspond plus exactement aux stations ou aux communautés effectivement christianisées, à partir desquelles se diffuse par imprégnationle message chrétien. Les missions sont toujours dénommées par leur nom géographique, mais elles ne donnent pas lieu à une carte qui les délimite précisément. La mission commence avec la station et ne correspond en rien avec le champ d’apostolat institutionnalisé des catholiques. La représentation rend compte de cette approche, radicalement différente : il ne s’agit pas d’évangéliser un territoire confié et borné sur lequel on exerce une autorité exclusive, mais de développer une Eglise locale à l’endroit même où s’installe le missionnaire. L’approche surfacique correspond à une logique de découpage et d’attribution décidée par le haut, l’approche ponctuelle à une logique d’occupation réalisée par le bas. La différence se prolonge lors de l’installation sur le choix de l’emplacement, car les Catholiques répondent à un souci spatial : comment quadriller tout l’espace de la mission ? La question se pose surtout au v.ap. mais elle est relayée à l’ensemble de la communauté. Elle appelle un plan d’évangélisation, méthodique et économique, que ne développent pas forcément les Protestants, à l’action plus individuelle et localisée. Ensuite, le quotidien des missionnaires se révèle souvent identique, pour catholiques et protestants, qui restent confrontés aux mêmes réalités.

Mais, pour éviter de se gêner, les sociétés ont du s’entendre et adopter des règles communes. Des accords de courtoisie, ou comity pour les Anglophones, ont été passés au préalable pour délimiter les territoires dans lesquels chacune évangéliserait. Des échanges de sociétés se sont produits aussi pour les faire correspondre aux nationalités du découpage colonial. On assiste là aussi au processus de nationalisation du personnel missionnaire, souvent sous la pression des Etats652, ou bien à l’initiative des sociétés653. Mais des exceptions existent : ainsi, la Sté des Missions Etrangères de Paris a pu se maintenir dans le champ colonial britannique, au Lesotho et au Zambèze, prouvant ainsi que son « loyalisme chrétien » l’emportait sur son nationalisme654. Si des accords ont été passés localement entre des missionnaires, puis de manière plus systématique entre les sociétés, une entente générale semble se profiler à partir de 1910 avec la tenue de la Conférence d’Edimbourg qui réunit 1200 délégués de 150 sociétés issues de Grande-Bretagne, des Etats-Unis, d’Allemagne et de France pour l’essentiel655. Ce premier rapprochement encourage la coordination sur le terrain, à l’exemple de Madagascar. Du 1er au 13 octobre 1913 s’organise dans le même esprit que l’entente cordiale la première conférence inter-missionnaire à laquelle participent toutes les sociétés protestantes656. Une commission est chargée de délimiter les sphères d’influence respective de chacune. Mais elle ne redistribue pas l’espace et ne fait qu’entériner une situation déjà ancienne : trois grandes sociétés disposent toutes d’une mission côtière et d’une autre sur les hauts plateaux plus peuplés de l’Imerina et du Betsiléo657. Ainsi, Madagascar fait l’objet d’un découpage, sur le modèle catholique, qui reconnaît une propriété aux différentes sociétés658. (cf : Madagascar ) D’autres accords locaux suivront pour confirmer la nouvelle discipline générale659.

Notes
649.

Sur les cartes protestantes, la mission est localisée par une croix latine, comme son équivalent catholique. Sur les atlas généraux qui localisent toutes les missions chrétiennes, la mission protestante est identifiée par une croix latine déclinée d’une autre barre perpendiculaire, ou bien d’un carré à la base, laissant le cercle à la croix latine. Ce rapprochement de la figuration s’enregistre au XIXè. Auparavant, les atlas habituels, comme celui de Sanson vers 1665-1674 ou Cassini vers 1759, désignent la religion protestante par un simple cercle surmonté d’un trait vertical. Cf . de DAINVILLE, Le langage des géographes, Paris, Picard, 1964, figure 45.

650.

Les cartes protestantes sont issues de différentes sources : GRUNDEMANN Dr R., Allgemeiner Missions-Atlas, Gotha, Justus Perthes, 1867-1871 ; BURCHARDT G.E. & GRUNDEMANN R., Les missions évangéliques, tome II : l’Afrique, Lausanne, Georges Bridel, 1884, 520 p. La revue Petermann’s Mitteilungen publie régulièrement les travaux des missionnaires : voir par exemple «  West-Usambara   » par le RP F. Lang-Heinrich, 1897, Tafel 20.

651.

En Cafrerie, l’atlas de Grundemann recense sept sociétés protestantes : Society for the propagation of the gospel, London Missionary Society, Wesleyan Missionary Society, Free Church of Scotland Missionary, United Presbyterian Mission, Missionnen der Brudergemeinde, Berlin Missionnen Geselschaft. Au Liberia, on recense six sociétés : trois américaines, deux allemandes et une helvétique. A Madagascar, deux sociétés britanniques, une américaine et une norvégienne sont installées. Cf. « Liberia », n°4, « die Sudwestlichen Kafer-Missionsgebiete », n°11 et «  Madagascar  », n°17, in GRUNDEMANN Dr R, Allgemeiner Missions-Atlas, Gotha, Justhus Perthes, 1867-1871. 

652.

M.J. Rossel évoque la Mission de Bâle qui reprend, à la demande de l’Allemagne impériale, l’œuvre de l’Eglise baptiste au Cameroun sans dénaturer son identité ; c’est aussi le cas de la Mission de Paris chargée de succéder à la Mission de Bâle après la première guerre mondiale. Table ronde sur les champs d’apostolat, CREDIC, Des missions aux Eglises ; naissance et passation des pouvoirs, XVIIè-XXè, Lyon, Université Jean Moulin, CNRS, 1990, p.273.

653.

Certaines préfèrent abandonner le terrain au profit d’une autre société protestante, pour sauvegarser l’œuvre accomplie. Ainsi, accusée de développer une influence anti-française à Madagascar, la London Missionary Society appelle la Mission de Paris pour continuer l’œuvre engagée que menace particulièrement l’influence jésuite ; d’après LEENHARDT et JOUBERT, « Protestantisme et mission » in Protestantisme 13, 1951, 178 p. Néanmoins, la SMEP, refusant de s’introduire dans les « fourgons du colonisateur », n’accepte le relais que dix ans plus tard, en 1895. BLANDENIER Jacques, L’essor des missions protestantes, in Précis d’histoire des missions,vol.2, éd. de l’Institut biblique de Nogent, 2003, Chapitre 33.

654.

Jean François Zorn explique simplement que la religion des Missions étrangères correspond à celle de la majorité des Anglais ; la rencontre avec les autorités coloniales s’est faite dans un climat détendu et la socxété a ainsi pu prouver son rôle civilisateur. Il s’agissait surtout pour elle de ne pas perdre ces missions qui, transférées à des sociétés britanniques, ne lui rapporteraient plus l’aide financière habituelle provenant de Suisse et d’Italie. ZORN Jean-François, Le grand siècle d’une mission protestante. La mission de Paris de 1822 à 1914, Paris, Karthala, les bergers et les mages, 1993, pp.514-515.

655.

Sur la conférence et le mouvement œcuménique, lire ZORN Jean-François, Le grand siècle , op. cit., pp.695-702.

656.

La S des Missions de l’Eglise anglicane, la Mission norvégienne, la Mission de Londres, la S des Missions Quakers, deux missions luthériennes et la Mission de Paris.

657.

La Mission de Paris, la London Missionary Society, la Mission des Amis (Quakers). Les autres se répartissent sur le reste du territoire.

658.

Le plan général est proposé dans «  Madagascar  », 1922, in Nos champs de mission, SMEP, 1922, p.128.

659.

Des conférences intermissionnires se tiennent ensuite tous les 5 ans. En 1927, un accord ponctuel entre Mission de Paris et London Missionary Society établit qu’ « aucune église nouvelle d’une des deux sociétés ne sera établie à moins de 5 km d’une église déjà fondée et appartenant à une autre société ». En 1938 se produit un rapprochement entre missions du Nord anglicanes et missions du Sud luthériennes. D’après Roques, cette attitude permettra aux sociétés protestantes d’atteindre le même niveau de développement que les missions catholiques à la veille de la 2è guerre mondiale. ROQUES A., Les missions catholiques et protestantes à Madagascar, 1914-1938, Mémoire de maîtrise sous la direction de M. Gadille, Lyon III, juin 1978, pp.220 et suiv.