L’armée et les Jésuites à Madagascar durant la phase de conquête

En 1895, au moment où il se lance à l’assaut de la grande île, le corps expéditionnaire français ne dispose pour s’orienter que des cartes établies par les missionnaires jésuites et surtout celles du RP Roblet. Le missionnaire est à Madagascar depuis 1863. Chargé de visiter les nombreux postes catholiques fondés dans les environs de Tananarive, il met ses excursions apostoliques à contribution en dressant des cartes à partir de 1872 et levant de très nombreuses positions889. Il propose un premier travail sur la région en 1881, à l’échelle encore inégalée du 1/100.000è890. Ses relevés lui permettent de dresser une première esquisse de l’Imerina et du Betsileo. Ces travaux sont connus en France par M. Alfred Grandidier, membre de l’Académie des sciences, géographe et auteur d’une vaste Histoire générale de Madagascar891. A l’aide de quelques instruments, Roblet établit une première triangulation de la région avec plus de 32.000 angles et calcule l’altitude de près de 920 Montagnes. En tout, 32.000 km2 ont été cartographiés et confirmés par les travaux astronomiques du RP Colin, fondateur de l’observatoire d’Ambohidempona à Tananarive. Ensemble, les deux hommes ont levé plusieurs itinéraires qui augmentent le canevas géodésique de l’île892. En mars 1895, le corps expéditionnaire français qui débarque à Majunga pour se lancer à l’assaut du royaume hova retranché dans sa capitale, va bénéficier des cartes missionnaires, comme le rappelle son chef d’état major, le général de Torcy :

« Quand à l’automne 1894, fut décidée l’expédition qui allait conduire notre drapeau à Tananarive, les publications déjà faites se bornaient, outre une carte générale de lîle, au 1/1.000.000è, à deux esquisses de cartes de la région de l’Emyrne et du pays des Betsileos, établies respectivement aux échelles de 1/2.000.000è et de 1/300.000è, d’après les anciens travaux du P. Roblet (..)

A ce moment intervient heureusement M. Grandidier, alors occupé de faire graver, d’après ses propres levés et l’ensemble des travaux des PP. Roblet et Colin, une véritable carte topographique de l’Emyrne, au 1/2.000.000è, d’une exécution très soignée (..)

Sacrifiant sans hésiter la perfection des détails à la promptitude d’exécution, le savant académicien réussit à obtenir, assez rapidement, le tirage de la feuille nord de la carte –la plus nécessaire puisqu’elle contient la capitale- pour qu’elle pût être gracieusement offerte à tous les officiers du corps expéditionnaire, avec, encore, une carte à grande échelle des environs de Tananarive, du P. Roblet, qui trouva un emploi particulièrement utile dans les combats des derniers jours de septembre 1895 et pour l’occupation de la ville elle-même »893.

Avec le protectorat français débute une vaste résistance, celles des Menalambo, qui s’étend aux pays Imerina et Betsiléo. Un an plus tard, le général Gallieni arrive dans l’île, chargé de la pacification. L’insurrection malgache prend fin quelques mois après894. Les Jésuites se sont engagés dans cette deuxième phase. Considérés par la population au même titre que les militaires comme des intrus, ils ont vu leur observatoire d’Ambohidempona détruit par un officier hova dès le début de l’insurrection. Ainsi, comme l’explique le Supérieur de la mission dans le rapport qu’il adresse à sa maison provinciale en 1896 :

« Douze aumôniers ont partagé les souffrances du corps expéditionnaire, trois sont morts pendant la campagne, un quatrième dernièrement. Actuellement encore pendant la période de pacification, les travaux géodésiques des RRPP Roblet et Colin sont fort appréciés des chefs militaires »895

Pour preuve, le Supérieur cite une lettre adressée par Gallieni au RP Colin :

« Le chef du service géographique m’a rendu compte de votre participation aux derniers travaux de la brigade topographique de la côte Est, et m’a signalé le concours empressé et désintéressé que vous avez bien voulu apporter à cette tâche. Cette nouvelle mission en prouvant une fois de plus votre dévouement à une science éminement utile, vous acquiert de nouveaux titres à la reconnaissance du corps d’occupation pour lequel vos remarquables et nombreux travaux sont d’un précieux secours dans la répression de l’insurrection et dans l’organisation de la colonie. Je tiens à vous exprimer personnellement tous mes remerciements et à vous témoigner ma vive satisfaction pour le concours éclairé que vous avez bien voulu prêter à nos officiers »896.

En réalité, la démarche des Jésuites n’est pas si désintéressée et ce témoignage de leur contribution est précieusement conservé, à un moment d’incertitude pour leur avenir dans l’île. En jouant la carte du colonisateur, les missionnaires catholiques espèrent remporter une victoire sur les concurrents protestants avec lesquels ils doivent partager l’île depuis leur installation897. Jusqu’à présent, l’idée qui associait dans l’esprit des militaires les catholiques aux Français et les protestants aux Anglais a joué en faveur des Jésuites. Mais Gallieni, qui a une réputation de franc-maçon, libre-penseur et laïc n’entend pas favoriser une Eglise plutôt qu’une autre, conseillant même à la Société des Missions Etrangères de Paris de prendre le relais des sociétés anglaises. Les Jésuites doivent donc multiplier les signes de collaboration avec le nouveau pouvoir et espérer en échange des compensations898. Le mot d’ordre donné à l’ensemble des missionnaires est donc de collaborer avec l’armée française. Le Supérieur craint aussi qu’une fois le protectorat installé, la France ne décide de remplacer les missionnaires par de « paisibles curés », comme en Algérie par exemple899. La menace de l’expulsion a sans doute contribué à la publication d’un ouvrage sur la mission catholique en 1895, qui vante l’oeuvre accomplie dans l’île900. Autre signe de la bonne collaboration : en France, le premier Guide de l’immigrant à Madagascar paru en 1899 offre un avant-propos signé par Jean-Baptiste Piolet, le spécialiste des missions catholiques901. Rarement, les intérêts de la mission n’ont aussi bien rejoint ceux de la colonisation.

La pacification a ainsi profité des informations recueillies par les missionnaires, notamment en Imerina et au Betsiléo902(Cf. Annexe 27 Une cartographie missionnaire scientifique, Roblet .). Ces deux régions ont fait l’objet des premières cartes, couvertes au 200.000è et 300.000è. Grâce à ces renseignements, elles ont aussi constitué les premières régions contrôlées par l’armée française903. La triangulation missionnaire a donc facilité la pacification militaire. En janvier 1900, Gallieni rappelle le succès de trois années de colonisation dans un long article qui inaugure le nouveau bulletin de la Société de géographie904. La conquête de Madagascar est terminée comme l’affirme le premier chapitre sur la pacification. Et les travaux géodésiques, abordés dès le second chapitre, sont déterminants pour expliquer le rythme de la colonisation. Depuis 1895, un service géographique de l’armée est chargé de relever des cartes de l’île. En novembre 1897, il devient le bureau topographique de l’Etat-major, avec des objectifs précis905. Ainsi, les premiers travaux géodésiques débutent en reprenant la triangulation des missionnaires. En 1900, le bilan de la triangulation à Madagascar montre que ce travail encore inégalé satisfait pleinement les brigades géodésiques : estimant les régions d’Emyrne et du Betsileo suffisamment relevées, ellespréfèrent porter leurs efforts sur la liaison vers Majunga au Nord-Ouest, Tuléar au Sud-Ouest et Fort-Dauphin au Sud (Cf. Annexe 28 : la triangulation de M adagascar vers 1900 ). De plus, le RP Colin met ses compétences d’astronomie et son nouvel observatoire reconstruit en 1899 au service de la cartographie, pour confirmer ou rectifier les précédents relevés, qui s’avèrent en général suffisamment justes906. Deux ans plus tard, le Gal Gallieni donne des nouvelles de l’oeuvre géodésique. La triangulation a atteint les destinations côtières, mais délaisse encore de vastes zones. La région initialement couverte par les missionnaires n’a toujours pas donné lieu à de nouveaux travaux907. Ainsi, la cartographie missionnaire encore d’actualité contribue à la troisième étape de la colonisation, celle de l’exploitation908.

Le travail cartographique accompli par les Jésuites à Madagascar est unanimement reconnu par les chefs militaires ainsi que par les scientifiques. Mais sur place, l’hommage est de courte durée car la relève assurée par le service géodésique veut rompre avec l’époque des cartographes individuels. Dans l’empressement de la cartographie, certains oublient de citer le travail initiateur des Jésuites. C’est le cas par exemple du lieutenant Edouard de Martonne, frère du célèbre géographe et responsable du service géodésiquedans l’île à partir de 1902. Il propose dans un article des Annales de géographie en 1906 le plan de Fianarantsoa au 1/50.000è909 (cf :   Fianarantsoa   ): le document reprend les informations d’un premier plan établi par le RP Roblet au 1/20.000è dix ans auparavant et actualisé au 1/40.000è en 1898910 (cf :   Fianaranstoa ), mais sans le citer. Le plan de 1906 n’est pas un plagiat car il innove suffisamment911, mais il résume l’attitude des hommes du service géodésique à l’encontre des premiers travaux cartographiques. Le temps de célébrer les pionniers est fini et il faut s’empresser de couvrir le plus rapidement et le plus complètement possible les territoires colonisés. L’arrivée d’un personnel dans l’île qui n’a pas assisté à la conquête explique aussi ce manque de reconnaissance.

Notes
889.

Il est alors un p ionero, selon le Diccionario historico de la compania de Jesus, vol.IV., Rome, Madrid, 2001. Le Catalogue général de la C nie le désigne comme excurrens à partir de 1878.

890.

« Environs de Tananarive », MC-1881-HT.

891.

En 1896, le pdt de la Société de géogaphie de Normandie compose un recueil des cartes consacrées à la grande île. Parmi les contributeurs les plus récents figurent M. Grandidier, les RRPP Colin et Roblet. GRAVIER Gabriel, La cartographie de Madagascar, 1896, 469 p.

892.

Les travaux cartographiques du RP Roblet sont les suivants : 1. – Une première esquisse, au 1/100.000è, de la carte de l’Imerina-Partie Nord. A servi à Alfred Grandidier pour son Esquisse d’une carte de l’Imerina. Un fragment est publié sous le titre : Environs d’Antananarivo en 1881. 2. – Pendant la guerre franco-hova (1883-1885) le père Roblet, retiré à la Réunion, a rédigé sa grande carte de Madagascar au 1/1.000.000è, dessinée et gravée par Hausermann en 1888. 3. –Carte de la Province des Betsiléo au 1/200.000è mais parue réduite au 1/300.000è, publiée par Alfred Grandidier en 1889. 4. – Nouvelle carte de Madagascar, au 1/1.000.000è en 3 ff. en 1891. 5. – Itinéraire de Tamatave à Tananarive levé avec le RP Colin au 1/200.000è en 1895. 6. – Nouvelle esquisse de l’Imerina-Partie Sud au 1/100.000è, parue réduite au 1/200.000è en mars 1895. 7. – Plan de la ville de Fianarantsoa au 1/20.000è en 1895. 8. – Carte des Environs de Tananarive, comprenant tous les sentiers, villages, etc, Paris, Maison Andriveau-Goujon-H.Barrière, Editeur, au 1/100.000è en 1895. « En somme, de 1872 à 1895, le P. Roblet a relevé, à lui seul, 32.000 kilomètres carrés. Il a pris, avec les instruments, 32.317 angles sur 920 montagnes. Il a de plus exécuté 2.000 levés à la planchette sur 2.000 montagnes. Il faut ajouter à ces travaux 3.908 angles azimutaux, et 803 distances zénithales observées sur 76 montagnes, en collaboration avec le P. Colin. » : Travaux non-publiés : 9. – Levé de la route de Tananarive à Andevorante avec le RP Colin au 1/200.000è en 1892. 10. – Levé depuis Tananarive jusqu’à l’extrémité nord du lac Alaotra, exécuté avec M. Muller au 1/100.000è. 11. – Levé de l’arête faîtière qui limite à l’Est la province de l’Imerina, au 1/100.000è, exécuté en partie avec le RP. Colin. D’après ROBLET Désiré, SJ, « Histoire d’une carte », pp.265-288, in COLIN & SUAU, Madagascar et la mission catholique, Paris, Sanard & Derangeon, 1895 ; Le guide de l’ im migrant à Madagascar ; atlas, Armand Colin et Cnie, Paris, 1899 ; Bibliotheca Missionum, vol.18, pp.192-194. 

893.

« Hommage du général de Torcy au RP Roblet », 1914, rapporté par LESOURD Paul, L’œuvre civilisatrice.. op.cit, pp 199-201.

894.

Gallieni fait exiler la reine Ravalona III en février. Les insurgés nationalistes Menalambo se rendent en juin 1897. D’autres mouvements au Sud et à l’Ouest de l’île sont maîtrisés en 1899.

895.

ARSI, Madagascar 1003, Epistolae 1884-1900, « Lettre du Supérieur, 29 janvier 1896 », Madagascar 3-VIII, 2.

896.

ARSI, Madagascar 1003, Epistolae 1884-1900, « Aperçu sommaire de ce que les missionnaires de la Compagnie de Jésus ont fait à Madagascar pour l’Eglise et pour la France », non daté, Madagascar 3-X, 5.

897.

La présence des Jésuites dans la grande île est attestée à partir de 1844.

898.

Jean-François Zorn rappelle que des écoles protestantes ont été récupérées par des missionnaires catholiques durant les événements.

899.

ARSI, Madagascar 1003, Epistolae 1884-1900, « Aperçu sommaire », op. cit. Le rapport conclue par ces mots : « encore une fois, ceux qui y sont ont déjà fait leurs preuves, tout conseille de les garder ».

900.

COLIN E. & SUAU P., SJ, Madagascar et la mission catholique, Paris, Sanard & Derangeon, 1895, 320 p. Toutes les compétences sont valorisées. Les travaux du RP Roblet font l’objet d’un article : « Histoire d’une carte », pp.264-288. Les illustrations sont disponibles sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale.

901.

Guide de l’ im migrant à Madagascar, 1899, avant propos de Jean-Baptiste Piolet. L’ouvrage est publié par l’Union coloniale française et le Comité de Madagascar.

902.

Penser au recensement des villages et des cases qu’effectue le RP Roblet sur ses croquis. Cf. Annexe 27 Une cartographie missionnaire scientifique, Roblet .

903.

Sur la centralité qu’occupe l’Imerina, dans le territoire malgache comme dans l’esprit de ses habitants, voir la contribution de Chantal Blanc-Pamard, selon laquelle « Imerina » désigne un toponyme et « Merina » ses habitants ; « Les savoirs du territoire en Imerina », in Le territoire, lien ou frontière ?, Paris, colloque du 2-4 octobre 1995, éd. de l’ORSTOM, 1997.

904.

Gal GALLIENI, « Madagascar 1896-1899 » in La géographie, 1900, I, pp.1-29 et pp.111-140.

905.

Il s’agit de relever l’Emyrne, la Côte Est de l’île et Diego-Suarez au 100.000è, soit près de 508 feuilles couvrant chacune une surface de 48 km sur 30 ; les autres régions seront cartographiées au 1/500.000è.

906.

Le RP Colin évalue par exemple l’altitude de l’observatoire à 1402 m. Gallieni rappelle l’extrême précision avec laquelle Colin et Roblet avaient situé le faucon qui marque l’entrée du palais de la reine à Tananarive.

907.

Une carte de l’île au 1/1.500.000è en 26 feuilles a été dressée pour l’exposition universelle de 1900. Une autre, au 1/500.000è est presque complète, une troisième au 1/200.000è est en cours. Gal GALLIENI, « Les travaux géodésiques à Madagascar » in La géographie, 15 novembre 1902, VI, pp.277-283.

908.

Une carte de la colonisation à Madagascar montrant les surfaces d’ha colonisés est disponible dans Le Guide de l’immigrant à Madagascar, Atlas, Armand Colin et Cnie, Paris, 1899.

909.

«  Fianarantsoa   », 1906, inAnnales de géographie, Tome XV, n°79, Planche II.

910.

Le premier plan de Fianarantsoa du RP Roblet est levé au 1/20.000è. Un second est actualisé par le troisième bureau de l’Etat-Major en 1898 : le plan était publié dans L’Atlas du Guide de l’immigrant à Madagascar,1899, planche n°XVII : «  Fianaranstoa   », 1899. Le plan de De Martonne de 1906 emprunte la topographie du site : l’altitude maximale dans la ville, 1287 m, est reprise, ainsi qu’une autre au Nord : Kianjasoa situé à 1290 m.

911.

La zone couverte est plus vaste : elle ne se résume pas à la seule ville et intègre les rizières situées au Sud. Le plan ne localise pas précisément les bâtiments. Il cartographie le nouveau quartier de la « Nouvelle ville » qui regroupe la résidence de France, l’hôpital militaire et le camp des tirailleurs. Moins précise, la topographie utilise des courbes de niveau équidistantes de 20 m.