L’Etat colonial et les missionnaires durant la phase d’exploitation

L’intégration dans la cartographie coloniale

Le destin du plan de Fianarantsoa pose la question du devenir de la cartographie d’exploration au moment où l’Etat colonial cartographie systématiquement tous ses territoires. L’exploitation et/ou la mise en valeur, troisième phase de la colonisation, nécessite des cartes précises ; pour accomplir cette vaste tâche, l’Etat charge des services spécialisés, comme le Service topographique ou le Service géographique. Ensemble, ils élaborent une cartographie complète du domaine colonial à grande échelle. En 1931, à l’occasion de l’exposition internationale de Vincennes, le lieutenant Edouard de Martonne, responsable des services géographiques en métropole et dans les colonies depuis une quinzaine d’années, dresse l’état d’avancement du projet, qui porte désormais le label « cartographie coloniale »912. Selon lui, les colonies sont alors couvertes par trois types de cartes, d’inégale qualité car correspondant aux trois étapes pour relever correctement un territoire. Les premières sont les cartes d’exploration, fruit d’un travail individuel des découvreurs au premier rang desquels comptent les missionnaires ; les secondes sont celles de reconnaissance, établies systématiquement et rigoureusement par les brigades du service topographique de l’Etat. Les dernières sont les cartes régulières, dressées par les services géographiques spécialisés dont les fonctionnaires n’ont d’autre intérêt que la couverture la plus fidèle du territoire, réunissant le plus grand nombre d’informations pour renseigner leur document.

Chaque type correspond aussi à une institutionnalisation de l’espace colonisé : les cartes d’exploration ont préparé les frontières intercoloniales fixées ensuite par voie diplomatique et arrêtées par un traité ; la conférence de Berlin en 1885 a utilisé de nombreuses cartes pour répartir les zones d’influence des pays européens et délimiter l’Etat indépendant du Congo913 : l’ancien administrateur du Congo français, Georges Mazenot, a rappelé comment une erreur de localisation d’un affluent du Congo, la Licona, reprise par les cartes générales sur l’Afrique, réussit à s’imposer à la conférence et permit à la France de revendiquer toute la région jusqu’à l’Oubangui914. Le second type, de reconnaissance, est établi par une commission de délimitation, chargée d’appliquer la frontière théorique dressée par les traités. C’est aussi elle qui accomplit en même temps le travail d’abornement pour éviter une autre expédition, coûteuse. Ainsi, exploré, délimité, le territoire peut être exploité, soit l’objectif des cartes régulières.

Le constat du lieutenant de Martonne est plutôt alarmiste, notamment en ce qui concerne l’Afrique, et sa partie équatoriale, qu’il connaît bien915 (Cf. Annexe 29 : avancement de la cartographie coloniale en Afrique ) et qu’il compare avec les progrès autrement plus visibles accomplis en Indochine. Selon lui, les cartes sont encore trop souvent celles de l’exploration et celles de la reconnaissance restent cantonnées aux régions les plus accessibles916. Pour de Martonne, tous ces documents ne valent pas grand chose car leur auteur ne possédait pas la formation minimale requise. Ainsi, tout ce qui n’a pas été relevé par le bureau géodésique n’est pas valable et reste donc à cartographier. Cette position inaugure une rupture dans la compilation habituelle des informations géographiques. Cela signifie-t-il que les cartes missionnaires et les croquis d’exploration sont à supprimer ? Peut-être pas, car de Martonne reconnaît par ailleurs qu’« une carte se remplit avec les représentations précédentes »917. Ainsi, la conception qui considère comme exclusive la cartographie régulière des services géodésiques, s’explique plutôt par un climat de compétition qui caractérise les différents services de géographie français quand ils interviennent dans les colonies. Chaque corps ne reconnaît en définitive que les documents dressés par ses techniciens qui utilisent un savoir-faire et une nomenclature propres918. Ainsi, la postérité des cartes missionnaires est déterminée par ce qu’elles renferment et qui suscitera l’intérêt de l’ingénieur de la brigade géodésique au moment du remplissage. Ces informations seront confrontées à d’autres, recyclées et intégrées dans la cartographie coloniale officielle.

Notes
912.

Lieutenant-Colonel de MARTONNE Edouard, « La cartographie à l’exposition coloniale de Vincennes », in An n a les de géographie, n°227, 1931, pp.449-478.

913.

Voir sur la question BRUNSCHWIG Henri, Le partage de l’Afrique noire, Paris, Flammarion, 1971, 186 p ; De MAXIMY René & BRUGAILLERE Christine, « Un roi homme d’affaires, des géographes et le tracé des frontières de l’état indépendant du Congo », pp.46-74, in Hérodote, n°41, avril-juin 1986.

914.

Une carte de Brazza est publiée dans le Bulletin de la Société de géographie le 23 juin 1882. Elle identifie la rivière Licona près de l’Equateur et permet à la France de revendiquer le territoire. Le cartographe de Lannoy de Bissy l’utilise pour l’une des 63 feuilles de sa carte de l’Afrique au 1/2.000.000è, commandée par l’Etat pour préparer la conférence. Confrontée aux cartes belges, notamment celle du publiciste Wauters, elle impose finalement son tracé, entériné par la convention du 5 février 1885. La position française l’a emporté, mais en inventant une rivière pour neutraliser les prétentions concurrentes. MAZENOT Georges, La Likoula-Mossaka ; histoire de la pénétration du Haut-Congo 1878-1920, Paris-La Haye, Mouton et Cie, 1970, 475 p. Roland Pourtier reprend par quelques croquis les différences de représentations dans « Les géographes et le partage de l’Afrique », pp.91-108, in Hérodote, n°41, avril-juin 1986.

915.

De Martonne reçoit la direction du service géographique de l’AEF en 1922 pour y effectuer la couverture systématique.

916.

I bid., p.476 :« L’Afrique équatoriale n’a pas encore abordé le stade de la carte définitive »; une seule carte existe, établie en cinq feuilles au 1/1.000.000è par l’adjudant Delavignette et éditée par Challamel en 1912. 70 ans plus tard, travaillant sur la cartographie de l’Afrique noire, Bernard Marty confirme le même bilan : « l’Afrique équatoriale était beaucoup plus défavorisée, puisqu’il n’existait qu’un vague croquis de reconnaissance à petite échelle, établi avant 1914 à partir des levés d’itinéraires des explorateurs et militaires (..) Tout restait à faire. L’Afrique noire était particulièrement désavantagée si on la comparait aux autres terres de l’empire comme l’Indochine, Madagascar ou l’Afrique du nord », p.118, in MARTY Bernard, « L’œuvre de l’institut géographique national en Afrique noire pendant la période coloniale » in Le monde des cartes, n°180, juin 2004, pp.117-125.

917.

Colonel De MARTONNE Edouard, Cartographie coloniale, Paris, Larose, 1935, p.93. Pour le colonel, il faut surtout éviter le pire : « le remplissage sans documentation ».

918.

De Martonne déplore le manque de coordination entre tous les services, qui doivent pourtant selon lui conserver leur propre identité. Il les classe selon leur fiabilité et leur efficacité : le service géographique de l’armée, dont dépend le colonel, le service hydrographique de la Marine, les services géographiques coloniaux, continuateurs du service géographique de Paris, le service géographique de l’Indochine et celui de Madagascar, puis celui du Maroc et celui de l’AOF.