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1. Des introductions permanentes et attendues

Les principaux ennemis des cultures acclimatés depuis le début du dix-neuvième siècle, empruntent les circuits commerciaux. Les scientifiques considèrent dès le dix-neuvième siècle que l’arrivée de nouveaux déprédateurs correspond à un phénomène inéluctable. Ainsi, l’importation des plants américains, destinés à enrayer les dégâts du phylloxéra amène probablement un insecte nuisible en Europe49, mais surtout une nouvelle maladie cryptogamique en France, le mildiou de la vigne (Plasmopara viticola). Ce nouveau champignon, orthographié pendant quelques années “Mildew”, est identifié en septembre 1878 dans le Sud-ouest par Jules-Emile Planchon. Ce dernier commente sa découverte de la manière suivante : « Ma seule surprise était que le Mildewait mis tant de temps à nous arriver, et je ne m’expliquais même guère ce retard que par cette circonstance que les organes propagateurs du Peronospora en question, […], occupent principalement les feuilles, c’est-à-dire des organes qu’on introduit pas d’ordinaire avec les boutures enracinées ou le plus souvent non enracinées qui forment la presque totalité des envois »50.

En 1895, L.O.Howard (1857-1950), directeur de la division d’entomologie du ministère de l’agriculture des Etats-Unis, résume les dangers des déplacements involontaires de divers nuisibles (insectes, plantes, cryptogames et bactéries) en affirmant que si le commerce constitue la richesse des nations, il peut aussi anéantir cette prospérité51. Paul Marchal, dans un commentaire traduisant approximativement les propos de l’américain Howard, relève que « l’horticulture, principalement, qui s’adresse à toutes les parties du monde, pour enrichir les jardins de plantes nouvelles, souffre d’une façon permanente de l’importation de ces hôtes dangereux »52. L’inquiétude relative aux transports de destructeurs potentiels correspond à un sentiment permanent des scientifiques, mais également du pouvoir politique (guidé en cela par les chercheurs), dès le dix-neuvième siècle. Certains textes législatifs sont édictés de nombreuses années avant l’apparition des déprédateurs. Le cas se présente, par exemple, pour le Pou de San José, concerné par un arrêté spécifique promulgué en 189853, l’animal n’étant localisé en France qu’au milieu des années 193054. La présence du doryphore, apparu en 1921 dans le Bordelais, est également envisagée par un texte, nettement antérieur, en date de 187855.

Au cours du vingtième siècle, de très nombreux textes, officiels ou non, insistent sur les dangers engendrés par les transports de végétaux. En 1916, la Société nationale d’horticulture de France reproduit un article émanant de la Feuille d’informations du ministère de l’Agriculture : « Les transactions de végétaux vivants entre les divers pays ont acquis une extension considérable depuis que les transports à longue distance ont gagné en rapidité et en importance. L’intensité de ces échanges internationaux n’est pas sans comporter un danger : à la faveur de l’abri que leur offrent les plantes transportées, des parasites de toutes sortes, notamment des insectes, sont susceptibles de s’introduire dans un pays où ils n’existent pas encore et de s’y acclimater »56. Six ans plus tard, le doryphore est localisé en France. À propos de cet insecte et des barrières naturelles comme les hautes montagnes (Alpes et Pyrénées), capables de freiner son invasion européenne, J. Feytaud affirme en août 1936 : « La multiplication de nos moyens de transport, qui a singulièrement accru les risques de passage d’un continent à un autre, sur des bateaux dont la rapidité s’accroît d’ailleurs de jour en jour, rend aussi de moins en moins efficace le rôle des barrages susceptibles d’arrêter les migrations naturelles »57.

Le sentiment d’appréhension traduit également des craintes envers les denrées agricoles stockées et ce, d’autant plus que les hôtes indésirables proviennent, à l’origine des végétaux sur pied. Un chercheur allemand explique, en 1933, que « quelques-uns parmi les insectes les plus dangereux ont été introduits aux époques les plus reculées, avec les plantes elles-mêmes : par exemple le charançon du blé ». Il ajoute, considérant le risque en Europe, qu’il est « de toute importance ne pas sous-estimer le danger d’introduction de nouveaux insectes nuisibles aux minoteries, greniers et dépôts »58. Cependant, les ravageurs des produits agricoles stockés sont en grande partie, en Europe, inféodés à un milieu résultant d’activités anthropiques anciennes et l’accroissement des espèces nuisibles ne connaît pas la même progression que pour les cultures sur pieds. En effet, les 10 espèces de coléoptères des céréales stockées rencontrées en France à la fin des années 197059 correspondent aux animaux déterminés à la Libération60.

Le tableau suivant permet de cerner le rythme des importations, de l’une des catégories de déprédateurs, du début du dix-neuvième siècle à la Libération. Nous nous sommes volontairement cantonnés à la Classe des insectes, groupe de nuisibles le plus important numériquement.

Tableau n° 2. Principaux insectes acclimatés en France de 1812 jusqu’à la Libération.
Date Nom Hôte Région d'origine
1812 Puceron lanigère (Eriosoma lanigerum) Pommier Amérique du Nord
1860 Phylloxera (Viteus vitifoliae) Vigne Amérique du Nord
1873 Cochenille floconeuse des serres (Pulvinaria floccifera) Polyphage Japon
1889 Mouche des fruits (Ceratitis capitata) Fruits Afrique
1899 Pou rouge des orangers (Chrysomphalus dictyospermi) Agrumes Amérique tropicale
1906 Teigne de la pomme de terre (Phtorimaea opercullela) Pomme de terre Amérique du Sud
1912 Cochenille australienne (Periceria purchasi) Polyphage Australie
1917 Tigre du rhododendron (Stephanitis rhododendri) Rhododendron Amérique du Nord
1918 Cochenille du mûrier (Pseudolacapsis pentagona) Mûrier (et autres) Asie orientale
1918 Membracide bison (Stictocephala bisonia) Polyphage Amérique du Nord
1919 Fourmi d'Argentine (Iridomyrmex humilis) Polyphage Amérique du Sud
1922 Doryphore (Leptinotarsa decemlineata) Pomme de terre Amérique Centrale et du Nord
1922 Tordeuse orientale du pêcher (Cydia molesta) Pêcher Asie orientale
1925 Teigne de l'azalée (Caloptilia azaleela) Azalée Asie orientale
1928 Puceron du fraisier (Pantomorus cervinus) Polyphage Amérique du Nord
1928 Puceron du fraisier (Aphis forbesi) Fraisier Amérique du Nord
1933 Puceron du fraisier (Capitophorus fragaefoli) Fruitiers Asie orientale
1935 Pou de San José (Quadraspidiotus perniciosi) Fruitiers Asie orientale
1936 Noctuelle du cotonnier (Spodoptera littoralis) Polyphage Région malgache
1943 Noctuelle du Sorgho (Sesamia cretica) Sorgho, maïs Afrique tropicale

Après la Seconde guerre mondiale, les discours scientifiques, concernant les craintes de nouvelles acclimatations, demeurent identiques à ceux prononcés précédemment. Jean Bruneteau, inspecteur du Service de la protection des végétaux (SPV), considère, en 1952, que « depuis 1945, en effet, le commerce des produits alimentaires et végétaux s’est trouvé notablement amplifié ». Et il en explique les conséquences en ajoutant qu’avec « cet accroissement du trafic, se sont multipliées les chances d’introduction de nouveaux parasites de notre agriculture »62. Effectivement, dès le début des années 1960, le rythme d’acclimatation des déprédateurs s’accroît sensiblement. Le tableau suivant, concernant toujours les insectes indésirables, dresse l’inventaire des principales espèces introduites en France de 1945 au début des années 1970. Comme précédemment, les dates indiquées correspondent soit à la première découverte, soit à la première publication, soit exceptionnellement à la période supposée d’apparition. C’est ainsi, que le tigre du platane, aperçu en août 1975 sur des arbres de la ville d’Antibes, possède déjà une population conséquente qui « implique que l’introduction remonte au moins à 1974 »63. Pour les insectes intéressant l’agriculture, la présence constatée en France correspond souvent aux premiers dégâts d’importance économique. Dans certains cas, les destructions apparaissent cependant très localisées et ne constituent pas un risque majeur pour l’ensemble des productions nationales. C’est le cas, par exemple, de la cécidomyie des feuilles de cassissiers qui commet une attaque importante dans une plantation de la région rennaise en juin 196364.

Tableau n° 3. Principaux insectes acclimatés en France entre 1945 et 1974.
Date Nom Hôte Région d'origine
1945-1963 Phylloxera du poirier (Aphanostigma piri) Poirier Union Soviétique
1945 Aleurode des agrumes (Dialeurodes citri) Agrumes Amérique tropicale
1946 Thrips du glaïeul (Thrips simplex) Glaïeul Australie
1953 Mineuse de l'œillet (Pseudonapomyza dianthicola) Œillet Italie
1954 Apiomyia bergenstammi Rosacées Méditerranée orientale
1958 Cicadelle de la flascence dorée (Scaphoideus titanus) Vigne Amérique du Nord
1963 Cécidomyie des cassisiers (Dasyneura tetensi) Cassissier Europe occidentale
1964 Cécidomyie des lentilles (Contarina lentis) Lentille Europe centrale
1964 Cochenille japonaise des citrus (Unaspis yanonensis) Agrumes Japon
1965 Eupulvinaria hydrangea Polyphage Asie
1966 Tordeuse de la luzerne (Cydia medicaginis) Luzerne Union soviétique
1966 Cochenille floconneuse (Neopulvinaria innumerabilis) Vigne Amérique du Nord
1967 Puceron des cèdres (Cinera larpotei) Cèdre Afrique du Nord
1970 Pyrale du riz ( Chilo suppressalis) Riz Asie
1971 Tordeuse de l'œillet (Epichorestodes acerbella) Œillet Afrique du Sud
1973 Cicadelle du rhododendron (Graphocephala fennahi) Rhododendron Amérique du Nord
1974 Accizia uncatoides Mimosa Australie
1974 Tigre du platane (Corythuca ciliata) Platane Amérique du Nord

Si le discours scientifique, envisageant toujours la possibilité d’une acclimatation désastreuse, est similaire de la seconde moitié du dix-neuvième siècle au dernier tiers du vingtième, l’évolution scientifique et technique permet de s’émanciper du sentiment d’insécurité causé par le commerce des végétaux.

D’une part, avec la mise en place de traitements efficaces et rationnels, rapidement exécutés, l’expansion parasitaire, loin d’être jugulée, n’engendre pas les catastrophes parasitaires des siècles précédents. La lutte contre les doryphores constitue un exemple type de l’intérêt des méthodes de protection des végétaux utilisées au cours du vingtième siècle. Dès 1939, Jean Feytaud, directeur du service des recherches sur le doryphore, constate que l’association de la bouillie bordelaise et des arsenicaux insolubles, destinés à limiter respectivement les ravages du mildiou (Phytophtora infestans) et du doryphore, permet un rendement plus élevé et des pertes de récoltes presque nulles66. Dix ans plus tard, A. Balachowsky, commentant l’introduction de ce même insecte note que, depuis 1922, certaines années correspondent à des périodes de surproduction et de mévente des pommes de terre. En outre, il ajoute que, si le doryphore était arrivé en France au dix-neuvième siècle, « un désastre national en serait résulté, comparable au désastre phylloxérique »67.

D’autre part, la mise en place d’un service de protection des végétaux réellement organisé et possédant, au moins en théorie, des moyens financiers et humains, permet d’envisager la découverte rapide et par conséquent un contrôle efficace des hôtes indésirables nouvellement introduits sur le territoire national. En 1998, le chef du bureau des réglementations phytosanitaires et des relations internationales à la Sous-direction du S.P.V. au Ministère de l’Agriculture, explique son point de vue dans la revue spécialisée Phytoma. « Si les risques d’introduction d’organismes nuisibles augmentent, les possibilités de détection précoce et donc d’éradication efficace ont le bon goût d’augmenter en parallèle » et il ajoute, à propos de l’augmentation des volumes transportés et des déréglementations nationales orchestrées sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) : « Je fais le pari qu’il n’y aura pas plus de problèmes agronomiques liés à des introductions que du temps des intangibles souverainetés nationales et des protectionnismes les plus stricts - où les introductions avaient quand même lieu… »68. Il est vrai que le travail de surveillance, toujours accompli avec persévérance par des techniciens dévoués manque, de manière récurrente, de moyens financiers et ce, dès la fondation des structures de contrôle69.

Notes
49.

Michel BOULARD, « Un usurpateur démasqué : le Membracide-Bison », dans Bulletin de la Société entomologique de France, tome 83, octobre 1978, pp. 171-175

50.

Jules-Emile PLANCHON, « Le Mildiew, ou faux Oïdium américain, dans les vignobles de France », dans Comptes-rendus des séances de l’Académie des sciences, séance du 6 octobre 1879, tome 89, pp.600-603.

51.

Leland Ossian HOWARD, « Injourious insects and commerce », dans Insect life, vol. 7, n°4, mars 1895, pp. 332-338

52.

P. M. [Paul MARCHAL], « Les insectes nuisibles et le commerce », dans Revue des sciences naturelles appliquées, n° 42, 1895, pp. 653-655.

53.

Décret du 30 novembre 1898 [interdisant l’entrée en France et le transit des arbres, arbustes…provenant des Etats-Unis], dans Journal officiel de la République française, 1er décembre 1898, p. 7256.

54.

L’introduction du Pou de San José est considérée dans le Chapitre 5, « Vers la lutte intégrée », section II.A.

55.

« Loi relative aux mesures à prendre pour arrêter les progrès du Phylloxera et du Doryphora », loi du 15 juillet 1878, dans Journal officiel de la République française, Lois & décrets, 18 juillet 1878, pp. 7961-7962

56.

ANONYME, « Notes et mémoires : Protection des cultures contre les parasites d’importation (première partie) », dans Journal de la Société nationale d’horticulture de France, série 4, tome 17, octobre 1916, pp. 158-160

57.

Jean FEYTAUD, « Comment le Doryphore envahit l’Europe. Partie VIII-Les obstacles », dans Revue de zoologie agricole et appliquée, n° 8, août 1936, pp. 125-128

58.

Friedrich ZACHER, « La biocénose des greniers, moulins et dépôts, ses rapports avec son habitat extérieur, et ses modifications à la suite de l’évolution du commerce mondial », dans Bulletin de la Société royale entomologique d’Egypte, vol. 17, fasc. 1-3, 1933, pp. 68-75

59.

G. SCOTTI (sous la direction de), Les insectes et acariens des céréales stockées, Paris, AFNOR & ITCF, 1978, 327 p.

60.

P. LEPESME, Les coléoptères des denrées alimentaires et des produits industriels entreposés, Encyclopédie entomologique, tome 22, Paris, Paul Lechevalier, 1944, 335 p.

61.

D’après :

• Pierre GRISON, Chronique historique de la zoologie agricole française, tome 1, Département de zoologie de l’I.N.R.A., 1992, 366 p.

• Divers articles publiés, pour le vingtième siècle, dans le Bulletin de la Société entomologique de France.

62.

Jean BRUNETEAU, « Défense sanitaire des frontières et désinfection des denrées importées », dans Phytoma, décembre 1952, pp. 19-24.

63.

J. d’AGUILAR, R. PRALAVORIO, J.M. RABASSE, R. MOUTON, « Introduction en France du tigre du platane : Corytucha ciliata (Say) », dans Bulletin de la Société entomologique de France, tome 82, janvier-février 1977, pp. 2-6

64.

R. COUTIN, J. MISSONNIER, « Une cécidomyie des feuilles du cassissier nouvelle pour la France : Dasineura tetensi Rubs. », dans Bulletin de la Société entomologique de France, volume 69, mai-juin 1964, pp. 122-126

65.

D’après :

• Pierre GRISON, Chronique historique de la zoologie agricole française, tome 1, Département de zoologie de l’I.N.R.A., 1992, 366 p.

• M. MARTINEZ, J.-C. MALAUSA, « Quelques introductions accidentelles d’insectes ravageurs en France (période 1950-1999) : liste chronologique », dans Cinquième conférence internationale sur les ravageurs en agriculture, Montpellier, 7,8,9 décembre 1999, tome 1, Annales de l’A.N.P.P., pp. 141-147

66.

Jean FEYTAUD, « Les problèmes soulevés par l’invasion doryphorique », dans 72 e congrès des sociétés savantes, section des sciences, 1939, pp. 113-116

67.

A. S. BALACHOWSKY, La lutte contre les insectes, Paris, Payot, 1951, 380 pp. [citation p. 23]

68.

Marianne DECOIN, « Les défis des échanges, entretien avec Jean-Paul Lelion », dans Phytoma-La défense des végétaux, n ° 506, juin 1998, pp. 23-26.

69.

Dans l’ouvrage la Phytopharmacie française, chronique historique, Lhoste et Grison citent en p. 90, une lettre d’un contrôleur en poste entre 1935 et 1941 qui affirme, fait révélateur : « Nous étions payés avec des retards de trois à quatre mois parfois et tu peux imaginer les problèmes de subsistance et autres que cela pouvait entraîner ».