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3. Les apports passés sous silence

La première découverte est fréquemment liée au hasard. Cette permanence des facteurs de découvertes nous autorise à ne pas suivre un ordre chronologique dans les exemples que nous pouvons citer. Au cours de la période que nous étudions, « les dégâts visibles coïncident rarement avec la date d’apparition initiale des ravageurs ». Pour ces ravageurs introduits, « le décalage entre la phase d’introduction et celle de déprédation est plus ou moins long »100. Cet écart chronologique est parfois relativement important. Ainsi, le cas de l’ambroisie (Ambrosia artemisiaefolia), mauvaise herbe originaire d’Amérique du Nord, est exemplaire. Cette plante est considérée dans la majorité des ouvrages de vulgarisation comme officiellement décrite en 1875 dans une flore française. Or, elle apparaît avec certitude dès 1866 sous des faux noms correspondant à d’autres espèces (A. maritima puis A. tenuifolia). Certains auteurs estiment que son introduction doit même avoir lieu vers l’année 1863101. Cette approximation concerne tout autant les ravageurs les plus étudiés comme le phylloxera dont « l’origine américaine ne fait aucun doute, même si la date précise du “débarquement” reste et restera inconnue »102.

La difficulté d’identifier un nouvel ennemi des cultures ne correspond pas toujours ni à la relative discrétion de ce dernier, ni à un effet de surprise et demeure une réalité à la fin du vingtième siècle, y compris pour des cultures très particulières et peu répandues. En 1987 est repérée pour la première fois dans les rizières camarguaises, une plante semi-aquatique (Heteranthera limosa.), originaire du Venezuela. Prospérant en Italie, ce végétal est importé de Sardaigne avec des semences. Cinq années après son introduction, alors que son taux de fréquence dans les exploitations est de 20 %, sur 12 riziculteurs interrogés subissant les dégâts de cette nouvelle venue, 7 ignorent sa présence103.

En dehors des acclimatations facilitées par un manque d’observations précises, le désintérêt des agriculteurs pour un nouvel arrivant constitue parfois un facteur de la réussite d’une implantation. C’est ainsi que l’apparition des doryphores, insectes particulièrement visibles, dont l’arrivée en France est officiellement redoutée depuis 1878104, ne suscite aucune interrogation particulière de la part des premiers agriculteurs girondins touchés par ce nouveau fléau. Pourtant, lorsque les entomologistes agricoles leur montrent les insectes en cause, ils les reconnaissent sans problème et avouent que les champs sont ravagés. Le manque de réactions immédiates résulte probablement du fait que la Gironde est « un coin du pays de France où la culture de la pomme de terre préoccupe assez peu les agriculteurs »105. Cependant, à une époque où le contrôle des frontières apparaît comme particulièrement peu performant, l’alerte n’est pas donnée par un spécialiste de la défense des végétaux mais par un cultivateur particulièrement sensibilisé aux problèmes phytosanitaires. Ce dernier, Président du syndicat agricole de la commune de Taillan (Gironde) prévient les autorités municipales le 9 juin 1922 de la découverte de nombreuses larves rouges, inconnues, présentes sur les feuilles de ses pommes de terre106. Par ailleurs, dès le 11 juin, avant même de connaître le nom des insectes, il nettoie ses champs avec une pulvérisation à l’arséniate de plomb. Cette réaction salvatrice pour les récoltes demeure exceptionnelle. Après enquête réalisée par la station entomologique du sud-ouest, il apparaît que les doryphores sont présents en Gironde depuis 1921 (et probablement au moins une année auparavant). Le centre de l’infestation est le château de Sénéjac dont le propriétaire entretient des relations commerciales, liées à l’agriculture, avec les Etats-Unis. À l’automne 1922, entre 10107 et 21 communes de la Gironde sont touchées108.

En dehors des comportements involontaires, résultats d’une certaine méconnaissance de la gravité économique des acclimatations, la préservation des intérêts financiers à court terme correspond éventuellement à un facteur favorisant l’implantation définitive d’un nouvel ennemi des cultures. Ce phénomène est très probablement exacerbé dans le cas d’une agriculture productiviste. La production arboricole du début des années 1970, très suivie par les services de l’Etat, permet d’isoler un exemple type de la volonté des producteurs de passer sous silence des maladies nouvelles.

En mai 1970, une virose des arbres fruitiers est découverte dans un verger du département de l’Hérault. Dans ce verger, la maladie dénommée Sharka. touche environ 25 % des arbres109. Dès 1971, le Président de la chambre d’agriculture de l’Hérault écrit à propos de l’arrachage d’un verger d’abricotier effectué l’année précédente : « Ce verger a été arraché, immédiatement grâce à la compréhension de l’arboriculteur, mais aussi parce que les fruits étaient, à l’évidence, invendables ». Il ajoute ensuite, à propos d’un foyer de Sharka découvert sur un verger de pêchers en 1971, que les arboriculteurs ne montrent pas la même compréhension que le producteur d’abricots. En effet, les pêches sont commercialisables malgré la maladie. Ainsi, « bien que les pêches produites par des arbres atteints soient de très mauvaise qualité, et par conséquent, que l’incidence commerciale soit très grave, l’aspect extérieur des fruits permet, vraisemblablement, de satisfaire aux normes en vigueur »110. Au début de l’infestation, l’inquiétude des responsables du S.P.V. est grande. Paul Bervillé, responsable régional, constate que le manque de moyens de ses services n’est pas comblé par la prise de conscience des cultivateurs mis à l’épreuve par deux nouveaux fléaux que sont le feu bactérien, découvert au milieu des années 1960, et la Sharka. En 1972, les surfaces contaminées par la Sharka sont d’environ 200 hectares pour l’ensemble du Languedoc. Bervillé affirme alors : « Nous craignons que ces deux maladies qui affectent toutes les espèces fruitières, à l’exception du cerisier aient dans les années à venir une importance d’autant plus grande sur la production des espèces fruitières que les arboriculteurs ne seront pas convaincus de la gravité de ces maladies et que les moyens nécessaires ne seront pas mis à la disposition de ceux qui ont la responsabilité d’organiser la lutte contre ces fléaux »111.

Notes
100.

Henri Georges MILAIRE, « Contribution à l’étude du peuplement d’un végétal par Quadraspidiotus peniciosus Comst. (Homoptera-Coccidae) et à l’influence de ce dernier sur son hôte », Thèse présentée à la faculté des sciences de l’Université de Lyon, soutenue le 28 avril 1969, 70 p. + annexes, citation p. 1

101.

Édouard HECKEL, « Sur l’Ambrosia artemisiæfolia et sa naturalisation en France », dans Bulletin de la Société botanique de France, tome 33, séance du 23 novembre 1906, pp. 600-620

102.

Gilbert GARRIER, Le Phylloxera, une guerre de trente ans, 1870-1900 , Paris, Albin Michel, 1989, 194 p. [Citation p. 26]

103.

Jean-Claude STREITO, Etude de la flore adventice des rizières de Camargue : analyse des communautés végétales, essai d’efficacité d’un herbicide, mémoire de fin d’études, présenté en vue de l’obtention du diplôme d’agronomie approfondie, ENSSAA de Dijon, 6 octobre 1992, [citation p. 16]

104.

Suite à la découverte d’un exemplaire, découvert sur des sacs de maïs américain à Brême (Allemagne) le 14 juin 1876.

105.

Jean FEYTAUD, « Comment le doryphore envahit l’Europe. Partie III-L’invasion de France », dans Revue de zoologie agricole et appliquée, n°3, mars 1936, pp.37-44

106.

Jean FEYTAUD, « Le doryphore, chrysomèle nuisible à la pomme de terre », dans Revue de zoologie agricole et appliquée, n°9, septembre 1922, pp. 137-152

107.

Jean FEYTAUD, « Les progrès du doryphore en Europe », dans 72 e Congrès des Société savantes, section des sciences, 1939, pp. 109-112

108.

Jean FEYTAUD, « Comment le doryphore envahit l’Europe. Partie III-L’invasion de France », dans Revue de zoologie agricole et appliquée, n°3, mars 1936, pp.37-44

109.

A.N.-F., 16 DQ 57, Document non signé, en date du 7 janvier 1972, émanant du Service de la Protection des Végétaux de Paris et intitulé : « Note pour Monsieur le Ministre sur la menace que des maladies graves font peser sur notre arboriculture », 8 p.

110.

ANF, 16 DQ 57, S. GUIZARD, Président de la chambre d’agriculture de l’Hérault, lettre du 26/11/1971 adressée à Bernard PONS, secrétaire d’Etat à l’agriculture.

111.

Paul BERVILLÉ, « De nouvelles maladies menacent le verger français », dans Annales de la Société d’horticulture et de science naturelle de l’Hérault, n° 112, fascicule 4, 1972, pp. 317-318