Un espace déconsidéré par le pouvoir colonial ?

Comme le fait remarquer Roland Pourtier, les Européens ont projeté sur l’Afrique l’image d’une terre vierge, propice à tous les découpages que rend possible une tabula rasa. Ils ont pu jouer de l’espace selon leurs propres règles, sans sortir de la partition de leurs schémas mentaux937 ». La naissance des colonies et leur découpage occultent l’élément humain et ignore la dimension historique du peuplement, pour ne retenir que les repères naturels. Les frontières choisies parmi les lignes de partage des eaux ou les lignes astronomiques que forment les parallèles et les méridiens prouvent que cette appropriation est globale, géométrique et très peu concernée par les populations. Mais parce que ces frontières n’ont pas été remises en cause, ce partage colonial de l’Afrique est à l’origine des Etats contemporains. Michel Foucher insiste sur la spécificité africaine quand il dresse le bilan mondial des frontières : l’Afrique est le seul continent dont les frontières ont été produites dans leur quasi-intégralité par des traceurs extérieurs938. Si l’Océanie offre une situation analogue, l’individualisation est davantage le fait de sa nature insulaire que les hommes ont beaucoup moins partagée. Néanmoins, pour le géographe, ce qui caractérise davantage les frontières africaines est la grande hâte de leur délimitation, résultat brutal du scramble ou course au clocher qui a animé la compétition coloniale : vers 1876, 10 % du continent étaient colonisés ; quinze ans plus tard, c’est près de 89 %939 ! Bien entendu, l’arbitraire colonial est dénoncé : comment ces frontières peuvent-elles prendre en compte les populations quand un tiers d’entre elles sont des lignes droites ? Cette réalité incarne l’exact contraire d’une situation européenne où chaque km de frontière est le résultat d’un traité ou d’une bataille qui l’a fixé.

Au moment du découpage, les puissances coloniales ne semblent pas s’être intéressées aux territoires que composent les missions, bien que la plupart existât déjà. C’est plutôt l’inverse qui se produit et les missions ont dans leur grande majorité fixé leurs limites après celles des colonies, par juxtaposition, pour faire coïncider les deux entités dans l’intérêt de la mission940. Comme le montrent les cartes des Missions catholiques, les missions sont en effet rarement délimitées avant 1888941 (cf :   de Loango à l’Ubanghi   , V.A. du Natal ) ; par la suite, cette attitude est avant tout le fait des congrégations pour se démarquer des autres champs d’apostolat, comme l’a exposé notre troisième partie. Ainsi, conséquence du découpage colonial, la délimitation de la mission n’a pas pu inspirer le colonisateur. Cette remarque n’est pas seulement valable pour les frontières intercoloniales. Elle l’est aussi pour les limites intérieures aux empires. Dans le cas des possessions françaises, la délimitation intérieure de l’AOF et de l’AEF par les cercles suit un plan géométrique qui ne considère pas la répartition des populations. Pourtant, en l’absence de concurrent, l’administration coloniale aurait pu adapter ses subdivisions, tenant compte de logiques humaines que ne manquent pas de révéler la mission. Les situations que dénoncent les missionnaires où la limite d’une circonscription administrative coupe une population en deux sont nombreuses et rarement corrigées.

Madagascar offre un exemple privilégié pour apprécier le phénomène : la conquête à partir de 1895 y est bien postérieure à l’établissement de la mission, décrétée en 1661. Le colonisateur a donc pu s’inspirer de l’évangélisateur au moment du partage de la terre, en juxtaposant les cercles sur les juridictions ecclésiastiques. Pourtant, son découpage n’est jamais inspiré par celui des missions, encore incomplet. La grande île n’est divisée en plusieurs champs d’apostolat qu’en 1896942 puis en 1898943 et selon un plan géométrique le long des lignes astronomiques944.(cf : Madagascar , Madagascar   ) La comparaison de la carte missionnaire945 (Cf. Annexe 21 : le découpage de l’Afrique en champs d’apostolat ) avec la carte administrative946 (cf : Madagascar administrative   )et la carte ethnologique947(cf :   Madagascar ethnologique   ) offre des surprises : la disposition des trois VA ne s’inspire manifestement pas du peuplement et ne reproduit à aucun moment la carte des ethnies. En revanche, le découpage administratif, en quatre territoires militaires et en une trentaine de cercles et provinces, semble reprendre le morcellement mis à jour par la carte ethnologique, sans toutefois lui correspondre exactement. Madagascar fournit donc un contre-exemple : l’établissement des circonscriptions administratives intérieures a ignoré les missions mais tenu compte du peuplement. C’est le même choix qu’adoptent les sociétés protestantes en 1913 quand elles se partagent les régions de l’île948.(cf :   Madagascar protestant en 1913   )

Un dernier exemple célèbre prouve que l’Etat colonial ne se préoccupe pas du découpage des missions : lors de l’accord franco-allemand signé le 4 novembre 1911 par lequel deux régions du Congo sont cédées au Cameroun allemand, le v.ap. de l’Oubangui, Mgr Augouard, est entendu par la commission parlementaire désireuse d’avoir l’avis d’un spécialiste avant de ratifier. Après 34 années au Congo, Augouard est l’homme de la situation. Le missionnaire explique que l’accord est une erreur : en attribuant à l’Allemagne les rives de la Sangha, un affluent du Congo, lui ouvrant une nouveau débouché fluvial pour sa colonie du Cameroun, il provoque une scission du territoire de l’AEF et, en ce qui le concerne, la séparation de son VA de l’Oubangui. Dans une précédente carte, d’ailleurs diffusée par les soins de la Dépêche coloniale, en 1906, le missionnaire était fier de présenter son vicariat, fort de ses huit centres d’évangélisation, quadrillé par une dizaine de stations949,(cf :   VA de l’Oubangui   ) mais menacé comme l’explique l’article joint par les puissances coloniales voisines : l’Allemagne au Cameroun, le Portugal en Angola, la Belgique dans l’Etat indépendant du Congo950. Quelques jours après l’accord, le retour du missionnaire patriote, savamment médiatisé951, suscite une émotion auprès de l’opinion publique qui découvrait en même temps la colonie, le Congo et la mission, dans un contexte théâtralisé par le souvenir alimenté de Fachoda. Mais l’assemblée ratifie l’entente un mois plus tard le 21 décembre. Mgr Augouard reste en France où il profite de cette soudaine popularité qu’il cherche à transformer en aides pour sa mission952. Cet épisode prouve que les intérêts de la mission n’ont pas été entendus. Devant l’objectif national de vouloir apaiser les revendications allemandes et les détourner du Maroc, l’intégrité du V.A. de l’Oubangui ne faisait pas le poids. Cela montre aussi que l’opinion publique, un moment focalisée par l’affaire, n’a pas forcément nourri de convictions pour ou contre la mission, pour ou contre la colonisation. C’est la remarque que dresse Henri Brunschwig à propos du scandale survenu au Congo en 1905 : il note qu’en l’absence de cartes, l’événement qui se produisit à Krebedé et à Bangui ne pouvait être localisé par l’opinion publique. Il restait donc déterritorialisé et l’opinion retrouvait son « ignorance et son indifférence » à l’égard des événements coloniaux953.Toutefois, durant la première guerre, Augouard prendra sa revanche : les territoires échangés sont récupérés et le général Aymerich, commissaire de la République, demande au missionnaire d’occuper les terres catholiques du Cameroun abandonnées par les Pallotins allemands954.(cf :   Cameroun et missions adjacentes ) Outre ce retournement de situation, l’épisode de 1911 résume le manque de considération du pouvoir pour la mission.

Notes
937.

POURTIER Roland, « Les géographes et le partage de l’Afrique », op. cit, p.99 et suiv.

938.

FOUCHER Michel, Fronts et frontières ; un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1994, p.102 et suiv. Ces traceurs sont les Français et les Britanniques, chacun à l’origine de 30 % des frontières. Avec l’Allemagne, la Belgique et le Portugal, la part de la colonisation européenne s’élève à 81 %. Aujourd’hui, seules quelques centaines de km ont été tracées par les Africains eux-mêmes : autour du Lesotho, entre le Rwanda et le Burundi, entre la Mauritanie et le Mali, soit environ 3.500 km seulement.

939.

38 % des longueurs de l’Afrique ont été délimitées dans les dix années qui suivent la conférence de Berlin et 50 % dans les quinze premières années. Un graphique, intitulé « Dates et types d’horogénèse » montre le processus exceptionnel que connaît le continent africain : trois quarts de ses frontières ont été établis en moins d’un quart de siècle ;Ibid ., p.6.

940.

VoirChapitre VIII.

941.

Les titres sont évocateurs : Au Zanguebar, cartes du fleuve Zaïre, de l’Ovampo, de la Cimbebasie, de la rivière Okavango. La carte du Zambèze 1882, fait l’objet du premier titre consacré à la mission ; Zambèze, MC-1882-HT. La première à offrir une délimitation est celle de l’itinéraire «  de Loango à l’Ubanghi   », MC-1888-344 : elle distingue le V.A. du Gabon du très récent V.A. du Congo français. La même année, le «  V.A. du Natal  », MC-1888-381, résume la juxtaposition des limites ecclésiastiques sur les limites politiques : le V.A. est circonscrit non pas par d’autres missions mais par des entités politiques : colonie du Cap, Bassouto, Etat libre d’Orange, Transvaal et territoire portugais.

942.

Sont créés les V.A. de Madagascar-Nord et de Madagascar-Sud, confiés respectivement aux Spiritains etaux Lazaristes.

943.

Le VA de Madagascar-Central, confié aux Jésuites, s’intercale entre les deux autres.

944.

Le découpage, encore absent de la carte produite par les MC en 1883, est particulièrement net en 1903. «  Madagascar   », MC-1883, HT et « Madagascar   », MC-1903, HT.

946.

«  Madagascar administrative   », 1898, n°VII, in Atlas du Guide de l’immigrant à Madagascar, 1899. 

947.

«  Madagascar ethnologique   », 1898, n°V ; in Atlas du Guide de l’immigrant à Madagascar, 1899.

948.

«  Madagascar protestant en 1913   », 1922, in Nos champs de missions, SMEP, 1922, carte p.128.

949.

«  VA de l’Oubangui   », MC-1906-225. La carte est une reproduction de celle produite par le Service géographique de la Dépêche coloniale.Les centres sont Brazzaville et St-Louis de Liranga sur le Congo, St-Paul des rapides et Ste-Famille des Banziris sur l’Oubangui, Ste-Radegonde de Sambikio, St-François-Xavier de Bounji et Notre-Dame de Lékéti sur l’Alima et Franceville sur le Haut-Ogooué.

950.

L’article « Une vie pastorale dans l’Oubangui », en sept épisodes, paru dans les MC et la Dépêche coloniale, insiste sur le patriotisme du missionnaire qui lutte autant contre les puissances coloniales que contre les Bondjos, véritables « hyènes de l’humanité ».

951.

La presse s’empare de l’événement. Le Nouvelliste du 12 novembre annonce l’arrivée en France de Mgr Augouard, venu défendre son Congo. De nombreux articles lui sont consacrés dans Le Courrier oul’Univers; l’Opinion défend la position du missionnaire, La liberté du Sud-Ouest rappelle le coût de la transaction. A l’écart, seul Le Temps fait remarquer que le v.ap. ne perdra aucun territoire car la portion attribuée ne comporte aucune station missionnaire mais des marécages.

952.

Il organise des conférences, comme à Lyon le 5 mars 1912, rapportée par les MC. L’Académie des sciences morales et politiques lui accorde un prix pour son œuvre de civilisation. Un an plus tard, il reçoit la légion d’honneur, MC, n°2227, 24 janvier 1913, p.41.

953.

BRUNSCHWIG Henri, Le partage de l’Afrique noire, Paris, Flammarion, 1993. L’auteur rejoint Charles-Robert Ageron sur l’absence de conviction à l’égard de la colonisation, p.165.

954.

Un article de Mgr Le Roy expose les enjeux politiques et religieux de la région, accompagné d’un croquis : «  Cameroun et missions adjacentes   », MC-1916-326. Le Supérieur des Spiritains explique que 30.000 catholiques allemands, privés de leurs prêtres, risquent de quitter le pays ou de passer sous l’influence protestante des Anglais qui ont investi la colonie. Ainsi, au Cameroun, les missionnaires français luttent pour la résistance du catholicisme et craignent davantage l’allié britannique que l’adversaire allemand.